LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Léon Tolstoï

(Толстой Лев Николаевич)

1828 – 1910

 

 

 

 

L’ADOLESCENCE

(Отрочество)

 

 

 

1854

 

 

 

 

 


Traduction de J.-W. Bienstock, Œuvres complètes du comte Léon Tolstoï, vol. I, Paris, Stock, 1902.

 

 

 

 

 

 


TABLE

I. — LE VOYAGE EN POSTE

II. — L’ORAGE

III. — NOUVEAU POINT DE VUE

IV. — À MOSCOU

V. — LE FRÈRE AÎNÉ

VI. — MACHA

VII. — GRAINS DE PLOMB

VIII. — L’HISTOIRE DE KARL IVANOVITCH

IX. — SUITE

X. — SUITE

XI. — UN UN

XII. — LA PETITE CLEF

XIII. — LA TRAÎTRESSE

XIV. — ÉGAREMENT

XV. — LES RÊVES

XVI. — APRÈS LA PEINE VIENT LE PLAISIR

XVII. — LA HAINE

XVIII. — LA CHAMBRE DES SERVANTES

XIX. — L’ADOLESCENCE

XX. — VOLODIA

XXI. — KATENKA ET LUBOTCHKA

XXII. — PAPA

XXIII. — GRAND-MÈRE

XXIV. — MOI

XXV. — LES AMIS DE VOLODIA

XXVI. — LES RAISONNEMENTS

XXVII. — LE COMMENCEMENT DE L’AMITIÉ

 

 

 

 

I. — LE VOYAGE EN POSTE

Deux équipages sont encore une fois devant le perron de la maison de Petrovskoié ; l’un — c’est une voiture fermée dans laquelle s’installent Mimi, Katenka, Lubotchka, la bonne, et l’intendant Iakov lui-même est sur le siège ; l’autre — c’est une britchka dans laquelle prennent place moi, Volodia et le valet Vassili, qui depuis peu est passé de la corvée à la maison.

Papa, qui doit nous rejoindre à Moscou dans quelques jours, est nu-tête sur le perron et fait le signe de la croix sur la vitre de la voiture fermée et sur l’autre.

« Eh bien ! le Christ soit avec vous ! en route ! » Iakov et les cochers (nous partions avec nos chevaux) ôtent leurs chapeaux et se signent. « Oh ! oh ! en route ! » La caisse de la voiture et la britchka commencent à sauter sur le chemin raboteux, et les bouleaux de la grande allée, l’un après l’autre, courent devant nous.

Je ne suis nullement triste : mon esprit est tourné non vers ce que je laisse, mais vers ce qui m’attend. À mesure que je m’éloigne des objets rappelant les pénibles souvenirs qui remplissent encore mon imagination, ces souvenirs perdent leur force et sont vite remplacés par le sentiment agréable de la conscience d’une vie pleine de forces, de fraîcheur et d’espoir.

J’ai rarement passé des jours — je ne dirai pas aussi gais : j’avais honte de m’adonner à la gaîté — mais si agréables, si intéressants que les quatre jours de notre voyage. Devant mes yeux n’étaient ni la porte close de la chambre de maman, devant laquelle je ne pouvais passer sans frissonner, ni le piano fermé duquel, non seulement on ne s’approchait pas, mais qu’on regardait avec une certaine crainte, ni les vêtements de deuil (nous avions de simples costumes de voyage), ni tous ces objets qui me rappelaient vivement la perte irréparable, et m’obligeaient à refréner toute manifestation de la vie, afin de ne blesser en quoi que ce soit sa mémoire. Ici, au contraire, sans cesse de nouveaux sites pittoresques, de nouveaux objets arrêtent et captivent mon attention, et la nature printanière renforce dans mon âme l’agréable sentiment du contentement du présent et de l’espoir lumineux de l’avenir.

Le matin de très bonne heure, l’impitoyable — et comme il arrive toujours avec les gens qui ont un service nouveau, — et trop empressé Vassili tire la couverture et affirme qu’il est temps de partir, et que tout est déjà prêt. On a beau prier, agir de ruse, et se fâcher, pour prolonger au moins d’un quart d’heure le doux sommeil du matin, au visage résolu de Vassili on voit qu’il restera inexorable, et qu’il est prêt à tirer encore vingt fois la couverture. Alors on saute du lit et l’on s’élance dans la cour pour se laver.

Dans le couloir bout déjà le samovar, dont Mitka, le postillon, rouge comme une écrevisse, souffle le feu. La cour est humide, et comme un brouillard, s’élève la vapeur du fumier odorant ; un soleil, clair et gai, éclaire l’orient, et les larges auvents des toits de chaume qui entourent la cour sont brillants de rosée. Sous eux, nos chevaux sont attachés au râtelier et l’on entend leur mastication régulière. Un chien à longs poils, qui, avant le lever du soleil, s’est endormi sur un tas de fumier sec, s’étire paresseusement en agitant la queue, et à petits pas rapides, s’en va à l’autre bout de la cour. La maîtresse du logis, affairée, ouvre les portes grinçantes, chasse les vaches sur le chemin, où l’on entend déjà les piétinements et les mugissements du troupeau, et elle jette quelques mots à sa voisine somnolente. Philippe, les manches de sa chemise retroussées, tire du puits profond, au moyen d’une poulie et en en renversant un peu, un seau d’eau claire qu’il verse dans un baquet de chêne, près de la mare, où les canards, déjà éveillés, se baignent. Moi, avec plaisir, je regarde le corps vigoureux de Philippe, et sa forte barbe et ses grosses veines et les muscles qui se dessinent nettement sur ses bras nus, robustes, quand il fait quelque effort.

Derrière la cloison de la chambre où ont dormi les fillettes et Mimi, et dans laquelle nous avons causé toute la soirée, on entend un mouvement. C’est Macha, avec divers objets qu’elle essaie de soustraire à notre curiosité en les cachant avec sa robe. Elle court de plus en plus souvent devant nous, enfin la porte s’ouvre et on nous appelle pour prendre le thé.

Vassili, dans son zèle intempestif, entre sans cesse dans la chambre, enlève tantôt une chose, tantôt une autre, nous fait des signes d’yeux, et sur tous les tons, supplie Maria Ivanovna de se hâter.

Les chevaux sont attelés et manifestent leur impatience en agitant, de temps à autre, leurs grelots. Les valises, les malles, les coffres, grands et petits sont emballés de nouveau, et nous nous installons à nos places. Mais chaque fois, dans la britchka, au lieu de sièges nous trouvons des montagnes, si bien que nous nous demandons comment on a pu emballer tout cela la veille, et comment nous nous asseoierons maintenant ; surtout une boîte à thé en noyer, à couvercle triangulaire, qu’on apporte dans la britchka et qu’on place sous moi, me révolte le plus fortement. Mais Vassili dit que cela s’arrangera, et je suis forcé de le croire.

Le soleil se lève sur un nuage blanc, compact qui couvre l’est, et toute la campagne s’éclaire d’une douce et agréable clarté. Tout est si beau autour de moi, et mon âme est légère, tranquille... La route sauvage, comme un large ruban, s’allonge devant nous parmi les champs couverts de paille sèche et de verdure brillante de rosée ; parfois sur le bord de la route se dresse un sombre cythise, ou un jeune bouleau aux petites feuilles serrées, qui jette une ombre longue, immobile sur les ornières de terre glaise et sur l’herbe fine, verte, de la route... Le bruit monotone des roues et des grelots ne couvre pas le chant des alouettes qui voltigent près de la route même. L’odeur du drap rongé par les teignes, de la poussière ou d’un acide quelconque, qu’on respire dans notre britchka est dominée par les parfums du matin, et je sens en mon âme une agréable inquiétude, le désir de faire quelque chose — indice d’un véritable plaisir.

Je n’avais pas réussi à faire une prière à l’auberge, mais comme j’avais remarqué maintes fois que les jours où j’oubliais, par une circonstance quelconque, de remplir ce devoir, il m’arrivait quelque malheur, je voulus réparer ma faute : j’ôtai mon chapeau, me retournai dans le coin de la voiture, je dis mes prières et fis le signe de la croix sous le menton, de façon à ce que personne ne le vît. Mais des milliers d’objets divers détournaient mon attention, et par distraction, je répétais plusieurs fois de suite les mêmes paroles des prières.

Voilà, sur le sentier des piétons, qui suit la route, on aperçoit des personnes qui se meuvent lentement : ce sont des pèlerines. Leur tête est couverte d’un fichu sale ; sur leur dos est une besace faite d’écorce de bouleaux, leurs jambes sont enveloppées de bandelettes sales, déchirées, leurs pieds sont chaussés de lourds lapti[1]. Leurs bâtons s’agitent régulièrement et elles nous regardent à peine ; à pas lourds, lents, elles s’avancent l’une après l’autre, et je me pose les questions : « Où et pourquoi vont-elles ? Leur voyage sera-t-il long ? Les longues ombres qu’elles projettent, rejoindront-elles bientôt sur la route celle du cythise devant lequel elles doivent passer ? » Voilà, une voiture de poste à quatre chevaux court rapidement à notre rencontre : deux secondes et les visages qui à la distance de deux archines nous regardaient avec curiosité et sympathie sont déjà passés, et je suis surpris de ce que ces visages n’aient rien de commun avec moi, et de ce que, sans doute, je ne les reverrai plus.

Voilà, sur le bord de la route, courent deux chevaux velus et en sueur avec le collier et les harnais ; derrière, un jeune postillon laisse pendre de chaque côté du cheval ses longues jambes, et ses gros lapti, et, le chapeau de feutre sur l’oreille, il fredonne une espèce de complainte. Sa figure et sa pose expriment tant de paresse et d’insouciance, qu’être postillon, rentrer à la poste en chantant des airs tristes, me semble le comble du bonheur. Voilà, loin derrière le ravin, on aperçoit sur le clair ciel bleu, l’église de campagne au toit vert ; voilà le village, le toit rouge de la maison seigneuriale et le jardin. Qui vit dans cette maison ? Y a-t-il des enfants, le père, la mère, un précepteur ? Pourquoi n’allons-nous pas dans cette maison faire connaissance avec les maîtres ? Voilà une longue file de charrettes attelées de trois chevaux bien nourris, qui nous oblige à tourner ? « Qu’avez-vous ? » demande Vassili au premier cocher, qui, ses gros pieds pendants, agite le fouet et nous suit longtemps d’un regard fixe, insensé, et ne nous répond que quand il est impossible de l’entendre. « Quelle marchandise ? » interroge Vassili, en croisant l’autre charrette, dont le siège est occupé par un autre cocher, allongé sous une natte neuve. Une tête blonde, au visage rouge, à la petite barbiche rousse, sort pour un moment de dessous la natte, regarde notre britchka d’un œil indifférent, méprisant, et se cache de nouveau. Et je pense que probablement ces cochers ne savent pas qui nous sommes, d’où nous venons et où nous allons...

Pendant près d’une heure et demie, plongé en diverses réflexions, je ne remarque pas les numéros marqués sur les bornes de la route. Mais voilà le soleil qui commence à chauffer davantage ma tête et mon dos ; la route devient plus poussiéreuse ; la couverture triangulaire de la boîte à thé commence à m’incommoder fortement. Je change de position : j’ai trop chaud, je suis mal à l’aise, ennuyé. Toute mon attention se fixe sur les poteaux et sur les chiffres qu’ils portent. Je fais divers calculs mathématiques sur le temps qu’il nous faut pour arriver à la station. « Douze verstes sont le tiers de trente-six, et jusqu’à Lipetz il y a quarante et une verstes, alors nous avons un tiers, moins combien ? » etc.

— Vassili, — dis-je, quand je remarquai qu’il s’endormait sur le siège, — laisse-moi sur le siège, mon cher.

Il y consent, nous changeons de place ; aussitôt il se met à ronfler et s’allonge si bien dans la britchka qu’il ne reste de place pour personne. Devant moi, de la hauteur que j’occupe, se déroule le tableau le plus agréable. J’étudie nos quatre chevaux, Néroutchinskaia, Diatchok, Levaia corenaia et Apothicaire, la couleur et les qualités de chacun, dans les moindres détails. Pourquoi aujourd’hui Diatchok est-il attelé à droite et non à gauche, Philippe ?... — Je l’interroge timidement.

— Diatchok ?

— Et Néroutchinskaia, elle ne tire pas du tout, — dis-je.

— On ne peut atteler Diatchok à gauche — répondit Philippe, sans faire attention à ma dernière observation. — Ce n’est pas un cheval qu’on puisse atteler à gauche. À gauche, il faut tel cheval, qu’en un mot ce soit un cheval et pas une bête comme celle-là.

Et avec ces paroles, Philippe se pencha à droite, et tirant les guides de toutes ses forces, il se mit à fouetter le pauvre Diatchok, sur la croupe et sur les pattes, bien que Diatchok tirât de toutes ses forces et à lui seul traînât toute la britchka. Philippe ne fait cette manœuvre que lorsqu’il sent la nécessité de se reposer, et on ne sait pourquoi, de rabattre son chapeau d’un côté, bien que jusqu’ici il fût posé très d’aplomb et très solidement sur sa tête.

Je profite de ce moment favorable et demande à Philippe de me donner les guides. Philippe m’en donne d’abord une, puis une autre, et enfin les six guides et le fouet passent dans mes mains et je suis tout à fait heureux. Je m’efforce, autant que je le puis, d’imiter Philippe et je lui demande si c’est bien. Mais la conclusion ordinaire, c’est qu’il est mécontent de moi, qu’un cheval travaille trop et que l’autre ne tire pas, il passe son coude devant ma poitrine et me prend les rênes. La chaleur augmente toujours, les nuages moutonnés commencent à se gonfler comme des bulles de savon, ils s’élèvent de plus en plus haut et prennent une teinte gris-foncé. De la portière de la voiture se montre une main qui tient une bouteille et un petit paquet. Vassili, avec une adresse étonnante, saute du siège de la voiture en marche, et nous rapporte des gâteaux, du fromage et du kvass. Sur la pente raide, nous descendons tous de voiture et, par instants, nous courons, en nous devançant, jusqu’au pont, tandis que Vassili et Iakov, enrayant les roues, avec leurs mains, soutiennent la voiture des deux côtés, comme s’ils pouvaient la retenir au cas où elle tomberait. Ensuite, avec la permission de Mimi, moi et Volodia, nous nous installons dans la calèche et Lubotchka et Katenka vont dans la britchka. Ces changements font grand plaisir aux fillettes, parce qu’elles trouvent, et avec raison, que dans la britchka, c’est beaucoup plus gai. Parfois, pendant la chaleur, en traversant un bosquet, nous laissons la voiture nous devancer, nous cueillons des branches vertes et installons un pavillon dans la britchka. Le pavillon mouvant, à la hâte, rattrape la voiture, et Lubotchka en voyant cela, pousse des cris aigus, ce qu’elle ne manque jamais de faire chaque fois qu’une chose lui fait plaisir.

Mais voilà déjà le village où nous dînerons et nous reposerons. On sent déjà l’odeur du village — la fumée, le goudron — on entend le bruit des conversations, des pas, des charrettes ; déjà les grelots ne sonnent plus comme en pleine campagne, et des deux côtés défilent des izbas au toit de chaume, au perron de bois découpé, aux petites fenêtres à vasistas rouges et verts, desquelles apparaît, ça et là, le visage d’une femme curieuse. Voilà, les gamins et les fillettes du village : en chemise, les yeux largement ouverts, les bras écartés, ils restent immobiles ou trottinent rapidement dans la poussière, avec leurs petits pieds nus ; malgré les gestes menaçants de Philippe, ils courent derrière les équipages et tâchent de grimper sur les valises attachées derrière. Voilà, des postiers aux cheveux roux accourent de deux côtés vers les voitures, et, par des paroles et des gestes aimables, tâchent d’attirer chez eux les voyageurs. Crrri ! les portes s’ouvrent, les essieux raclent les portes et nous entrons dans la cour. Quatre heures de repos et de liberté !

 

II. — L’ORAGE

Le soleil s’inclinait à l’horizon, mais ses rayons obliques, brûlants, chauffaient désagréablement mon cou et mes joues ; il était impossible de toucher les bords brûlants de la britchka ; une poussière épaisse couvrait la route et remplissait l’air. Pas un souffle de vent pour la dissiper. Devant nous, toujours à la même distance, se balançait la haute et poussiéreuse caisse de la calèche, derrière laquelle on apercevait rarement le fouet agité par le cocher au-dessus de son chapeau et de la casquette de Iakov. Je ne savais où me mettre : ni le visage, noir de poussière, de Volodia qui sommeillait près de moi, ni le mouvement du dos de Philippe, ni l’ombre allongée de notre britchka qui, à angle aigu, courait derrière nous, ne me donnaient aucune distraction. Toute mon attention se portait sur le poteau que j’apercevais de loin et sur les nuages, dispersés auparavant dans le ciel, et qui, maintenant, en prenant des teintes sombres, menaçantes, se réunissaient en un grand nuage noir. De temps en temps, un coup de tonnerre retentissait au loin. Cette dernière circonstance augmentait surtout mon impatience d’arriver plus vite à l’auberge. L’orage m’a toujours produit un sentiment indéfinissable de tristesse et de peur.

Jusqu’au village le plus proche, il reste encore dix verstes, et l’énorme nuage violet foncé qui vient Dieu sait d’où, sans le moindre vent, s’avance rapidement vers nous. Le soleil, non encore caché par les nuages, éclaire brillamment ses contours sombres et les nuées grises qui, se détachant de lui, vont jusqu’à l’horizon même. De temps en temps, au loin, brille un éclair, et l’on entend un faible roulement qui, peu à peu, s’accentue, s’approche, et se transforme en un fracas ininterrompu qui embrasse tout le ciel. Vassili se lève sur le siège et abaisse la capote de la britchka ; les cochers revêtent leur armiak, et à chaque coup de tonnerre ôtent leur bonnet et se signent ; les chevaux dressent les oreilles, enflent leurs naseaux comme pour humer l’air frais du nuage qui s’approche, et la britchka roule plus vite sur la route poudreuse. Je commence à avoir peur et mon sang circule plus vite dans mes veines. Mais voilà, les nuages les plus rapprochés commencent déjà à couvrir le soleil : déjà, on le voit à peine ; pour la dernière fois, eu ce moment, il éclaire la partie horriblement sombre de l’horizon, et disparaît subitement. Tout le pays se transforme, il est tout plongé dans l’ombre. Le bosquet de trembles frissonne, les feuilles deviennent d’une couleur gris-blanc qui ressort en relief sur le fond violacé des nuages, elles s’agitent en bruissant ; les cimes des grands bouleaux commencent à se balancer, et les amas d’herbe sèche tourbillonnent sur la route. Les martinets et les hirondelles au ventre blanc, comme pour nous arrêter, tournoient autour de la britchka et passent au ras du poitrail de nos chevaux ; les choucas, aux ailes largement déployées, volent du côté où le vent les porte ; les bords du tablier de cuir, que nous avons accroché, se soulèvent et laissent passer jusqu’à nous des tourbillons de vent frais, et frappent contre la caisse de la britchka. L’éclair s’allume comme dans la britchka elle-même, aveugle le regard, et pour un moment, illumine le drap gris, les galons, et Volodia pelotonné dans le coin. Dans la même seconde, au-dessus de notre tête, éclate un bruit formidable qui, s’élevant de plus en plus haut, s’étendant de plus en plus loin, comme sur une énorme spirale, augmente peu à peu, et se transforme en un roulement assourdissant qui, malgré nous, nous fait tressaillir et arrête notre respiration. La colère de Dieu ! Que de poésie dans cette idée populaire ?

Les roues tournent de plus en plus vite ; aux dos de Vassili et de Philippe qui agitent impatiemment les guides, je remarque qu’ils ont peur aussi. La britchka descend rapidement la pente et frappe le pont de bois ; j’ai peur de faire le moindre mouvement et j’attends notre perte commune.

Crrrac !... le palonnier se décroche, et malgré les coups formidables et ininterrompus, nous sommes forcés de nous arrêter au pont.

La tête appuyée au bord de la britchka, avec un battement de cœur qui arrête ma respiration, je suis avec anxiété les mouvements des gros doigts noirs de Philippe qui, lentement, fait un nœud et arrange les guides, en poussant de côté le cheval, par la main et le manche du fouet.

Le sentiment de peur et de tristesse grandissait en moi avec l’orage, mais quand arriva le moment de calme majestueux qui précède ordinairement l’apogée de l’orage, ce sentiment atteignit un tel degré que je fus convaincu qu’encore un quart d’heure et je mourrais d’émotion. À ce moment même, au-dessous du pont, apparaît subitement, dans une chemise sale et trouée, une créature humaine, haletante, au visage bouffi, hébété, à la tête nue, rasée, aux pieds difformes et décharnés, et à laquelle tient lieu de main un petit morceau de bois rougeâtre, malpropre, qu’il tend droit vers la britchka. « La charité, au nom du Christ ! » clame une voix plaintive ; et le mendiant, à chaque parole, se signe et s’incline à mi-corps.

Je ne puis exprimer le sentiment de terreur qui, alors, envahit mon âme. Un frisson courut jusque dans mes cheveux, et mes yeux, hébétés de peur, se fixèrent sur le mendiant...

Vassili qui, pendant la route, distribuait les aumônes, donnait des instructions à Philippe pour rattacher le palonnier et seulement quand tout fut prêt et que Philippe, remonté sur le siège, eût repris les guides, il se mit à tirer quelque chose de sa poche de côté.

Mais aussitôt que nous partîmes, un éclair aveuglant, qui emplit pour un moment toute la gorge d’une brillante lumière, força d’arrêter les chevaux, et sans aucune interruption, cet éclair s’accompagna d’un si étourdissant éclat de tonnerre, qu’il sembla que toute la voûte céleste se brisait sur nous. Le vent grandissait, la crinière et la queue des chevaux, le manteau de Vassili et les bords du tablier prenaient la même direction et s’agitaient désespérément sous les tourbillons d’un vent terrible. Sur la capote de cuir de la britchka, une grosse goutte de pluie tomba lourdement puis une deuxième, une troisième, une quatrième, et subitement, sur nous et sur tout le pays, résonna, comme un roulement de tambour, le bruit particulier d’une pluie battante.

Aux mouvements des coudes de Vassili, je remarque qu’il délie sa bourse ; le mendiant, tout en continuant à faire le signe de la croix et à s’incliner, court près des roues mêmes au risque d’être écrasé. « Donnez, au nom du Christ ! » Enfin une pièce de cuivre vole devant nous et la malheureuse créature, dans ses loques collées à son corps maigre et mouillé jusqu’aux os, en chancelant sous le vent, reste perplexe au milieu de la route et disparaît à mes yeux.

Une pluie oblique, lancée par un vent violent, tombe à pleins seaux, du vêtement à poil frisé de Vassili, coule en ruisseau dans la mare d’eau sale qui se forme sur le tablier. La poussière accumulée sur la route se transforme en boue liquide que les roues creusent ; les secousses deviennent moindres, et sur les bords de la route argileuse, coulent des ruisseaux d’eau trouble. Les éclairs brillent plus larges et plus pâles, les coups de tonnerre sont moins formidables et s’entendent moins à travers le bruit régulier de la pluie.

Mais, maintenant, la pluie tombe en gouttes plus petites, le nuage commence à se dissiper en nuées ondulantes, l’endroit où doit être le soleil commence à s’éclaircir et derrière les bords gris-blanchâtre des nuages, on distingue un petit morceau du ciel clair. Un moment après, un timide rayon de soleil brille déjà dans les flaques de la route, sur la pluie qui tombe droite et en gouttes fines, et sur l’herbe brillante du chemin. Le nuage noir assombrit encore le côté opposé à l’horizon, mais je n’ai plus peur. J’éprouve un sentiment doux, inexprimable, de l’espoir de la vie, qui remplace bien vite en moi le sentiment pénible de la peur. Mon âme sourit de même que la nature rafraîchie, égayée. Vassili rabat le col de son manteau, ôte son bonnet et le secoue. Volodia rejette le tablier, je me penche hors de la britchka et bois avidement l’air rafraîchi et parfumé. La caisse brillante, lavée de la voiture, avec la malle et les valises, se balance devant nous ; les dos des chevaux, les harnais, les guides, les roues, tout est mouillé et brille au soleil, comme recouvert d’un vernis. D’un côté de la route, le champ immense couvert des semailles d’automne et coupé, de ci et de là, de ravins peu profonds, brille de la terre mouillée et de la verdure et s’étend comme un tapis sombre jusqu’à l’horizon même ; de l’autre côté, le bois de trembles, bordé de petits buissons de noisetiers et de merisiers, reste immobile, comme dans un débordement de bonheur, et les lourdes branches lavées laissent tomber lentement des gouttes claires de pluie, sur les feuilles desséchées de l’année précédente. De tous côtés, avec une chanson gaie, les alouettes tourbillonnent et s’abaissent ; dans le buisson mouillé, on perçoit le mouvement des petits oiseaux, et du bois, on entend nettement le coucou. Cette odeur délicieuse de la forêt après l’orage du printemps ; cette odeur de bouleau, de violette, de feuilles sèches, de merisier, est si agréable que je ne puis rester dans la britchka ; je saute, je cours vers les buissons, et bien que des gouttes de pluie tombent sur moi de tous côtés, j’arrache des branches humides de merisier en fleurs, je les frappe sur mon visage, j’aspire leur délicieux parfum. Sans faire attention qu’à mes souliers s’attachent de gros tas de boue, et que mes bas sont déjà mouillés, en piétinant dans la boue, je cours à la portière de la voiture.

En tendant quelques branches de merisier, je crie :

— Lubotchka ! Katenka ! Regardez comme c’est beau !

Les fillettes exclament des : Ah ! Ah ! Mimi me crie de m’en aller, pour ne pas me faire écraser.

— Oui, mais voyez comme cela sent bon ! — dis-je.

 

III. — NOUVEAU POINT DE VUE

Katenka était assise près de moi dans la britchka et, en penchant sa jolie petite tête, pensivement elle regardait fuir, sous les roues, la route poudreuse. Je la regardais en silence étonné de l’expression triste, sérieuse que je remarquais pour la première fois sur son visage rose.

— Ah ! voilà, nous arriverons bientôt à Moscou, dis-je. — Comment te représentes-tu Moscou ?

— Je ne sais pas — répondit-elle comme à contre-cœur.

— Mais quand même, que penses-tu, est-ce plus grand que Serpoukhov ou non ?

— Quoi ?

— Moi ? rien.

Mais par ce sentiment instinctif qui fait deviner à une personne les pensées d’une autre, et qui est le fil conducteur de la conversation, Katenka comprit que son indifférence m’était pénible, elle leva la tête et s’adressa à moi :

— Votre papa vous a-t-il dit que nous habiterions chez votre grand’mère ?

— Oui, il a dit que grand’mère veut vivre tout à fait avec nous.

— Et nous demeurerons tous ensemble ?

— Naturellement, nous vivrons en haut dans un appartement, vous dans l’autre, papa habitera le pavillon, et nous dînerons tous ensemble en bas, chez grand’mère.

— Maman dit que votre grand’mère est si imposante, si difficile ?

— Non, on le dirait, comme ça, au commencement. Elle est imposante mais elle n’est pas du tout irritable, au contraire, elle est très bonne et très gaie. Si tu voyais quel bal il y avait le jour de sa fête !

— Quand même, j’ai peur d’elle ; mais du reste, Dieu sait si nous serons...

Katenka se tut subitement et redevint pensive.

— Quoi ? — fis-je avec inquiétude.

— Rien, comme ça.

— Non, tu as dit quelque chose : « Dieu seul... »

— Alors dis-tu, il y avait un bal chez ta grand’mère.

— Oui, quel dommage que vous n’y étiez pas. Il y avait une foule d’invités, mille personnes, la musique, des généraux et moi j’ai dansé... Katenka ! — dis-je en m’arrêtant subitement au milieu de ma description — tu n’écoutes pas ?

— Non, j’écoute ; tu viens de dire que tu as dansé.

— Pourquoi es-tu si triste ?

— On n’est pas toujours gai.

— Non, tu as beaucoup changé depuis que nous sommes revenus de Moscou. Dis-moi la vérité — ajoutai-je d’un air résolu, en me tournant vers elle, — pourquoi es-tu devenue toute singulière ?

— Suis-je singulière ? — répondit Katenka, avec une vivacité qui prouvait que mon observation l’intéressait — Je ne suis pas du tout singulière.

— Non, tu n’es plus déjà comme autrefois — continuai-je. — Auparavant on voyait que tu es tout à nous, que tu nous regardes comme des parents et que tu nous aimes comme nous t’aimons. Et maintenant, tu es devenue si sérieuse, tu t’éloignes de nous...

— Nullement !

— Non, laisse-moi finir — l’interrompis-je ; et déjà je commençais à sentir ce léger picotement du nez qui précède les larmes, car toujours elles emplissaient mes yeux dès que j’exprimais une pensée intense ; longtemps contenue. Tu t’éloignes de nous, tu ne parles plus qu’à Mimi, comme si tu ne voulais pas nous connaître.

— Mais on ne peut pas rester toujours les mêmes, — répondit Katenka, qui avait l’habitude d’expliquer tout par une nécessité fatale, quand elle ne savait que trouver.

Je me rappelle qu’une fois, en se querellant avec Lubotchka qui l’appela sotte, elle répondit : « Tout le monde ne peut être sage, il faut des sottes aussi ; » mais moi je n’étais pas satisfait de cette réponse ; qu’il fallait changer un jour ou l’autre, et je continuai à l’interroger.

— Mais pourquoi donc faut-il cela ?

— Mais nous ne vivrons pas toujours ensemble — répondit Katenka, en rougissant légèrement et en regardant le dos de Philippe. — Maman pouvait vivre chez votre feue mère qui était son amie, mais avec la comtesse qui, dit-on, est si irritable, Dieu sait si elles s’entendront. En outre, un jour ou l’autre, nous nous séparerons : vous êtes riches, vous avez Petrovskoié ; nous, nous sommes pauvres. Maman n’a rien.

« Vous êtes riches, nous sommes pauvres, » ces paroles et les conceptions liées à elles me semblaient extraordinairement étranges. Selon ma conception d’alors, seuls les paysans et les mendiants pouvaient être pauvres et, dans mon imagination, je ne pouvais nullement associer l’idée de pauvreté à la gracieuse et belle Katenka. Il me semblait que Mimi et Katenka tant qu’elles vivraient resteraient toujours avec nous et partageraient tout également ; autrement, c’était impossible. Et maintenant des milliers de pensées nouvelles, confuses, sur leur situation isolée, naissaient dans ma tête, et je me sentis si gêné de ce que nous étions riches et elles pauvres, que je rougis et n’osai regarder Katenka.

« Qu’est-ce que cela peut faire que nous soyons riches et elles pauvres ? » — pensai-je ; — « et pourquoi en résulte-t-il la nécessité de la séparation ? Pourquoi ne pas partager également ce que nous avons ? » Mais je compris qu’il ne fallait pas parler de cela à Katenka ; déjà un instinct pratique, contrairement aux raisonnements logiques, me disait qu’elle avait raison, et qu’il n’était pas à propos de lui expliquer ma pensée.

— Est-ce que tu nous quitteras ? — dis-je : — Comment donc vivrons-nous séparés ?

— Que faire ? c’est pénible à moi-même, mais si cela arrive, je sais ce que je ferai...

— Tu te feras actrice... en voilà des bêtises ! — m’exclamai-je ; car je savais qu’être actrice était depuis longtemps son rêvé aimé.

— Non, je disais cela quand j’étais petite...

— Alors que feras-tu donc ?

— J’entrerai au couvent, je vivrai là-bas, je porterai une petite robe noire et une petite toque de velours.

Katenka se prit à pleurer.

Vous est-il arrivé, lecteur, de remarquer que subitement, à une certaine époque de la vie, votre point de vue, sur certaines choses, est complètement changé ? Les objets que nous avons vus jusqu’ici, subitement se tournent vers nous d’un côté que nous ne connaissions pas.

Pour la première fois, un semblable changement moral s’opéra en moi pendant notre voyage, à partir duquel je place le commencement de mon adolescence.

Pour la première fois, très clairement m’est venue en tête la pensée que nous, c’est-à-dire notre famille, nous vivons dans le monde pris par tous les intérêts qui s’agitent autour de nous, mais qu’il existe un autre aspect des hommes, qui n’a rien de commun avec nous, qui ne s’occupe pas de nous et qui n’a pas même l’idée de notre existence. Sans doute je savais auparavant tout cela, mais je n’en avais jamais eu conscience comme maintenant.

L’idée ne se transforme en conviction que par une certaine voie, souvent tout à fait inattendue et différente de celles que suivent d’autres esprits pour arriver à la même conviction. La conversation avec Katenka, qui m’avait bouleversé si fortement et me forçait à réfléchir à son avenir, fut pour moi cette voie. En regardant les villages et les villes que nous traversions, et dans chaque maison desquels vivait au moins une famille comme la nôtre, en remarquant les femmes et les enfants qui, avec curiosité, regardaient l’équipage, puis disparaissaient pour toujours de nos yeux, en voyant que des boutiquiers et des paysans non seulement ne nous saluaient pas, comme j’étais habitué à le voir à Petrovskoié, mais ne daignaient pas même jeter un regard sur nous, pour la première fois une question se posa à mon esprit : de quoi peuvent ils s’occuper s’ils ne s’occupent pas de nous ? Et cette question en suggéra d’autres : comment et de quoi vivent-ils ; comment élèvent-ils leurs enfants : les instruisent-ils, les laissent-ils jouer, les punissent-ils ? etc.

 

IV. — À MOSCOU

Arrivé à Moscou, mon point de vue sur les choses et les personnes et mes relations envers elles, se modifia encore plus sensiblement.

À la première rencontre avec grand’mère, quand j’aperçus sa figure maigre, ridée et ses yeux éteints, le sentiment de respect soumis et de crainte que j’éprouvais naguère pour elle, fit place à la compassion, et quand, laissant tomber son visage sur la tête de Lubotchka, elle sanglota comme si, devant ses yeux, était le cadavre de sa fille tant aimée, ma compassion se changea en un sentiment d’affection. Je me sentais mal à l’aise de son chagrin en nous revoyant, j’avais conscience que par nous-mêmes, nous n’étions rien devant ses yeux et que nous ne lui étions chers que par le souvenir, je sentais que dans chaque baiser dont elle couvrait mes joues, s’exprimait toujours la même pensée : elle est morte, je ne la reverrai plus !

Papa, qui, à Moscou, ne s’occupait presque pas de nous, et le visage préoccupé ne se montrait parmi nous qu’à l’heure du dîner, en redingote ou en frac, avec de grands cols de chemise sortant du gilet, ou avec sa robe de chambre, des starosta, des intendants, avec ses promenades dans l’enclos et avec la chasse, perdit beaucoup à mes yeux. Karl Ivanovitch que grand’mère appelait diatka et qui subitement, Dieu sait pourquoi, avait eu l’idée de remplacer sa respectable tête chauve, que je connaissais si bien, par une perruque rousse avec une raie de fil presque au milieu de la tête, me semblait si bizarre et si ridicule que j’étais étonné de n’avoir pas remarqué cela plus tôt.

Entre les fillettes et nous s’élevait une sorte de barrière invisible. Chez elles, comme chez nous, il y avait des secrets à part, elles semblaient fières, devant nous, de leurs jupes qui devenaient de plus en plus longues, et nous, nous étions fiers de nos pantalons à sous-pieds. Mimi, le premier dimanche, vint dîner dans une toilette si pompeuse et avec tant de rubans sur la tête, qu’on voyait bien que nous n’étions plus à la campagne et que maintenant tout prendrait une autre tournure.

 

V. — LE FRÈRE AÎNÉ

J’étais plus jeune que Volodia d’une année et quelques mois ; nous grandissions, étudiions et jouions toujours ensemble. Entre nous, il n’y avait aucune distinction d’aîné ou de cadet ; mais précisément vers l’époque dont je parle, je commençai à comprendre que Volodia, par son âge, ses goûts et ses capacités, n’était plus un camarade pour moi. Il me semblait même que Volodia reconnaissait sa supériorité et en était fier. Une telle conviction, peut-être erronée, m’inspirait un amour-propre qui souffrait au moindre choc avec lui. En tout il était plus fort que moi : au jeu, à l’étude, dans nos querelles, dans la manière de se tenir, et tout cela m’éloignait de lui et me causait une souffrance morale que je ne pouvais m’expliquer. Si, quand on fit à Volodia ses premières chemises à plis en toile de Hollande, j’eusse dit tout franchement qu’il m’était très pénible de n’en pas avoir de pareilles, je suis convaincu que j’eusse été soulagé, et que je n’aurais pas pensé, chaque fois qu’il rabattait son col, qu’il faisait cela pour m’agacer. Ce qui m’ennuyait le plus, c’est que Volodia, comme il me semblait parfois, me comprenait, mais tâchait de le cacher.

Qui n’a pas remarqué ces relations mystérieuses, muettes, qui se manifestent dans un sourire imperceptible, dans les mouvements ou dans les regards des personnes qui vivent toujours ensemble : des frères, des amis, entre le mari et la femme, maîtres et serviteurs, surtout quand ces personnes ne sont pas entièrement sincères entre elles. Combien de désirs et de pensées non exprimés, et de peur d’être compris, s’expriment d’un seul regard, au hasard, quand timidement et avec incertitude, se rencontrent vos yeux !

Mais peut-être, dans ce cas, une sensibilité trop chatouilleuse me trompait-elle ; peut-être Volodia ne sentait-il pas la même chose que moi. Il était emporté, franc, mais changeant dans ses entraînements. S’enthousiasmant d’objets les plus divers, il s’y adonnait de toute son âme.

Tantôt, subitement, il était accaparé par la passion des tableaux ; il en dessinait lui-même, ou en achetait de son argent, il en demandait au professeur de dessin, à papa, à grand’mère ; tantôt c’était la passion des bibelots dont il garnissait sa petite table et qu’il ramassait par toute la maison ; tantôt celle des romans, qu’il se procurait en cachette et qu’il lisait jour et nuit... Involontairement je m’associais à ces passions, mais j’étais trop fier pour suivre ses pas, trop jeune et trop peu indépendant pour choisir une nouvelle route. Mais je n’enviais rien autant que le caractère heureux, franc, noble, de Volodia, qui se montrait nettement, surtout dans les querelles qui s’élevaient entre nous. Je sentais qu’il agissait bien, mais ne pouvais l’imiter.

Un jour, dans la période de sa grande passion pour les bibelots, je m’approchai de sa table, et par hasard, cassai un petit flacon de couleur, vide.

— Qui t’a permis de toucher à mes bibelots ? — dit Volodia qui rentrait à ce moment dans la chambre et qui s’aperçut du dérangement que j’avais apporté à la symétrie des divers objets qui ornaient sa petite table. — Où est le petit flacon ? c’est sans doute toi...

— Je l’ai fait tomber par mégarde et il s’est cassé ; le beau malheur !

— Je t’en prie, n’ose jamais toucher à ce qui m’appartient — dit-il en ramassant les morceaux du flacon brisé et en les regardant avec tristesse.

— Je t’en prie, ne commande pas — répondis-je. — C’est cassé, c’est cassé, que faire ?

Et je souris, bien que n’en ayant nulle envie.

— Oui, pour toi ce n’est rien, mais pour moi c’est quelque chose — dit Volodia, en secouant les épaules, geste qu’il avait hérité de papa. — Il a cassé et encore il rit. Oh ! l’insupportable gamin.

— Moi je suis un gamin, et toi, tu es un grand sot.

— Je n’ai pas envie de m’injurier avec toi — dit Volodia en me poussant doucement : — Va-t’en.

— Ne me pousse pas !

— Va-t’en !

— Je te dis de ne pas me pousser !

Volodia me prit par la main et voulut m’éloigner de la table, mais j’étais déjà agacé au dernier point : je pris la table par le pied et la renversai : « Alors, voilà pour toi ! » Et tous les bibelots de porcelaine et de cristal tombèrent avec fracas sur le parquet :

— Affreux gamin ! — cria Volodia en tâchant de rattraper les objets qui tombaient.

— Maintenant tout est fini entre nous — pensai-je en quittant la chambre. — Maintenant, nous sommes brouillés pour toujours.

Jusqu’au soir, nous ne nous parlâmes pas ; je me sentais coupable, j’avais peur de le regarder et toute la journée je ne pus m’occuper de rien. Volodia, au contraire, travailla très bien, et comme à l’habitude, après le dîner, il causa et rit avec les fillettes.

Aussitôt que le professeur termina la leçon, je sortis de la chambre : j’étais très gêné, honteux et confus de rester seul avec mon frère. Après la leçon d’histoire, je pris le cahier et me dirigeai vers la porte. En passant devant Volodia, malgré mon désir de m’approcher et de me réconcilier avec lui, je boudai et tâchai de faire un visage méchant. À ce moment Volodia leva la tête, et avec un sourire imperceptible et moqueur, il me jeta un regard rassurant. Nos yeux se rencontrèrent, et je vis que nous nous comprenions, mais un sentiment insurmontable me poussa à me détourner.

— Nikolenka ! — me dit-il d’une voix toute naturelle, pas du tout pathétique — assez se fâcher, pardonne-moi si je t’ai blessé.

Et il me tendit la main.

Quelque chose, montant de plus en plus, commença à me serrer la poitrine et arrêta ma respiration ; mais ce fut l’affaire d’une seconde, dans mes yeux se montrèrent les larmes et je me sentis soulagé.

— Pardon...ne...moi, Vo...lo...dia ! — fis-je en serrant sa main.

Volodia me regarda comme s’il ne comprenait pas pourquoi, dans mes yeux, se montraient des larmes.

 

VI. — MACHA

Parmi les changements qui avaient lieu dans ma façon de voir les choses, aucun ne me surprit davantage, que celui grâce auquel, dans une de nos femmes de chambre, je cessai de voir la servante et commençai à voir la femme, de qui pouvait dépendre, jusqu’à un certain point, ma tranquillité et mon bonheur.

Du plus loin que je me rappelle, je me souviens aussi d’avoir vu dans notre maison Macha, et jamais, jusqu’à l’occasion qui changea complètement mes regards sur sa personne, et que je raconterai tout de suite, je ne fis la moindre attention à elle. Macha avait près de vingt-cinq ans quand j’en avais quatorze ; elle était très belle, mais je n’ose pas la décrire, j’ai peur que mon imagination ne me présente de nouveau l’image enchanteresse et trompeuse qui s’était formée en elle en même temps que ma passion. Pour ne pas me tromper, je dirai seulement qu’elle était extraordinairement blanche, bien développée, que c’était une femme et que j’avais quatorze ans.

Dans un de ces moments, quand, le livre en main, on se promène dans la chambre en tâchant de ne pas marcher sur certaines fentes du plancher, ou qu’on chante des motifs ineptes, ou qu’on barbouille d’encre le bord de la table, ou qu’on répète machinalement, sans aucune pensée, une expression quelconque, en un mot, dans un de ces moments où l’esprit se refuse au travail et où l’imagination l’emportant, on cherche des impressions, je sortis de la classe et descendis sans aucun but sur le palier de l’escalier.

Quelqu’un en souliers montait de l’autre côté de l’escalier. Naturellement, je voulus savoir qui c’était, mais subitement le bruit des pas cessa et j’entendis la voix de Macha : « Allez-vous-en, ne faites pas de bêtises, et si Maria Ivanovna venait, ce serait bien ? »

— « Elle ne viendra pas », — chuchota la voix de Volodia, puis après cela, quelque chose remua, on eût dit que Volodia voulait la retenir.

— « Et où donc fourrez-vous vos mains ? N’avez-vous pas honte ! » — Et Macha, avec son fichu dérangé, sous lequel on apercevait une gorge forte et blanche, courut devant moi.

Je ne puis dire quel étonnement produisit sur moi cette découverte ; cependant l’étonnement fit bientôt place à de la sympathie pour l’acte de Volodia : je n’étais plus étonné de son acte lui-même, mais de ce qu’il avait compris qu’agir ainsi est agréable. Et involontairement je voulais l’imiter.

Je passais des heures entières sur le palier de l’escalier, sans aucune pensée, en écoutant attentivement, le moindre mouvement qui se faisait en haut, mais je ne pouvais jamais me résoudre à imiter Volodia, bien que je le désirasse le plus au monde. Parfois, caché derrière la porte, avec un pénible sentiment de jalousie et d’envie, j’écoutais les mouvements qui se faisaient dans la chambre des servantes et il me venait en tête : quelle serait ma situation si j’allais en haut, et voulais, comme Volodia, embrasser Macha ? Que répondrais-je si avec mon nez large, mes mèches hérissées, elle me demandait : « Que voulez-vous ? »

Plusieurs fois, j’avais entendu Macha dire à Volodia : « En voilà une punition, qu’est-ce que vous voulez de moi, allez-vous en d’ici, polisson... Pourquoi Nikolaï Petrovitch ne vient-il pas ici et ne fait-il pas de bêtises ?»

Elle ne savait pas que Nikolaï Petrovitch, en ce moment même, était sous l’escalier, prêt à donner tout au monde pour être seulement à la place du polisson Volodia.

J’étais d’un naturel timide, mais ma timidité s’augmentait encore par la conscience de ma laideur. Et je suis convaincu que rien n’a une telle influence sur la direction de l’homme que son physique et moins le physique lui-même que la conviction de son charme ou de son manque de charme.

J’avais trop d’amour-propre pour me faire à ma situation. Je me consolais comme le renard, me persuadant que le raisin était encore trop vert, c’est-à-dire que je tâchais de mépriser tous les plaisirs que procure un beau visage, mais j’enviais de tout mon cœur ce dont, selon moi, profitait Volodia, et je tendais toutes les forces de mon esprit et de mon imagination pour trouver du plaisir dans l’orgueilleuse solitude.

 

VII. — GRAINS DE PLOMB

— Mon Dieu, de la poudre !... — s’exclama Mimi d’une voix suffocante d’émotion. — Que faites-vous ? Vous voulez brûler la maison et nous détruire tous...

Et avec une expression de courage indescriptible, Mimi ordonna à tout le monde de s’éloigner, s’approcha à grands pas résolus des grains de plomb éparpillés, et méprisant le danger qui pourrait provenir d’une explosion subite, elle se mit à les écraser du pied. Quand, à son avis, le danger fut enfin passé, elle appela Mikheï et lui ordonna de jeter toute cette poudre quelque part, loin, ou plutôt dans l’eau, et, en secouant fièrement son bonnet, elle se dirigea vers le salon. « On les surveille très bien, il n’y a pas à dire », marmonna-t-elle.

Quand papa sortit du pavillon, et que nous, avec lui, partîmes chez grand’mère, dans sa chambre, Mimi était déjà installée près de la fenêtre, et avec une expression mystérieuse, officielle, regardait sévèrement dans la direction de la porte. Elle tenait à la main quelque chose enveloppé de papier. Je devinai que c’étaient les grains de plomb, et que déjà grand’ mère savait tout.

Outre Mimi, dans la chambre de grand’ mère il y avait encore la femme de chambre Gacha, qui, à en juger par son visage gonflé et rouge, était très émue, et le docteur Blumenthal, un petit homme grêlé, qui s’efforçait en vain de calmer Gacha et lui faisait, des yeux et de la tête, des signes mystérieux, pacificateurs.

Grand’mère, elle, était assise un peu en côté et faisait la patience, le voyageur, ce qui indiquait toujours une fort mauvaise disposition d’esprit.

— Comment allez-vous aujourd’hui, maman ? Avez-vous bien dormi ? — demanda papa en baisant respectueusement sa main.

— Très bien, mon cher ; vous n’ignorez pas, il me semble, que je me porte toujours tout à fait bien, — répondit grand’mère, sur le même ton que si la question de papa eût été tout à fait déplacée et offensante. — Quoi, voulez-vous me donner un mouchoir propre ? — continua-t-elle en s’adressant à Gacha.

— Je vous l’ai donné, — répondit Gacha, en montrant un mouchoir de batiste blanc comme la neige, qui était sur le bras du fauteuil.

— Reprenez ce sale torchon et donnez-moi un mouchoir propre, ma chère.

Gacha s’approcha du chiffonnier, fit jouer un tiroir et le frappa si fort que les vitres en tremblèrent. Grand’mère nous regardait tous sévèrement et suivait fixement tous les gestes de la femme de chambre. Lorsque celle-ci lui eut remis, à ce qu’il me semble, le même mouchoir, grand’mère dit :

— Quand donc me râperez-vous du tabac, ma chère ?

— Je vous en râperai quand j’aurai le temps.

— Que dites-vous ?

— J’en râperai aujourd’hui.

— Si vous ne voulez pas me servir, ma chère, mieux valait le dire, il y a longtemps que je vous aurais renvoyée.

— Renvoyez-moi, on n’en pleurera pas, — marmonna à mi-voix la femme de chambre.

À ce moment, le docteur commença à lui faire signe des yeux, mais elle le regarda avec tant de colère et de résolution qu’il se détourna aussitôt et s’occupa de la petite clef de sa montre.

— Vous voyez, mon cher, — dit grand’mère en s’adressant à papa, lorsque Gacha, tout en continuant à marmonner, eut quitté la chambre. — Vous voyez comme on me parle dans ma maison.

— Permettez, maman, je vous râperai moi-même du tabac, — fit papa, visiblement très embarrassé à cette apostrophe inattendue.

— Non, je vous remercie : elle est ainsi grossière parce qu’elle sait que personne, excepté elle, ne peut râper le tabac comme j’aime. Vous savez, mon cher, — continua grand’mère après un court silence, — qu’aujourd’hui vos enfants ont failli faire sauter la maison.

Papa regarda grand’mère avec une curiosité respectueuse.

— Oui, voilà avec quoi ils jouent. Montrez, — dit-elle, s’adressant à Mimi.

Papa prit dans sa main les grains de plomb et ne put s’empêcher de sourire.

— Mais ce sont des grains de plomb, maman, ce n’est nullement dangereux.

— Mon cher, je vous suis très reconnaissante de m’instruire, mais seulement je suis déjà trop âgée...

— Les nerfs, les nerfs ! — chuchota le docteur.

Immédiatement papa s’adressa à nous :

— Où avez-vous pris cela ? et comment osez-vous plaisanter avec de telles choses ?

— Il n’y a pas à les interroger, il faut demander à leur diatka à quoi il s’occupe, — dit grand’mère en prononçant avec mépris le mot diatka.

— Voldemar a dit que Karl Ivanovitch, lui-même, lui a donné cette poudre, — ajouta Mimi.

— Eh bien, vous voyez comme il est bon ! — continua grand’mère. Et où est-il, ce diatka ? Comment l’appelle-t-on ? Envoyez-le ici.

— Je lui ai permis de sortir pour des visites, — dit papa.

— Ce n’est pas une raison, il doit toujours être ici. Les enfants ne sont pas à moi, mais à vous et je n’ai pas le droit de vous donner de conseils puisque vous êtes plus sage que moi, — répartit grand’mère, — mais il me semble qu’il est temps déjà de louer pour eux un gouverneur et non un diatka, un paysan allemand, qui ne peut rien leur apprendre sauf de mauvaises manières et des chansons tyroliennes. C’est bien nécessaire, je vous le demande, que les enfants sachent des chansons tyroliennes. Du reste, maintenant, il n’y a plus personne pour penser à cela et vous pouvez faire comme vous voulez.

Le mot « maintenant » signifiait : puisqu’ils n’ont plus leur mère, et il suscita de tristes souvenirs dans le cœur de grand’mère ; elle baissa la tête sur la tabatière au portrait et réfléchit.

— J’ai pensé à cela depuis longtemps, — se hâta de dire papa, — et je voulais vous demander conseil, maman : ne faudrait-il pas inviter Saint-Jérôme qui leur donnerait des leçons au cachet ?

— Et tu feras bien, mon ami, — répondit grand’mère, mais non plus de cette voix mécontente de tout à l’heure, — Saint-Jérôme, c’est du moins un gouverneur qui comprendra comment il faut diriger des enfants de bonne maison, ce n’est pas un simple manin diatka capable seulement de les promener.

— Demain même je lui parlerai, — dit papa.

Et en effet, deux jours après cette conversation, Karl Ivanovitch cédait sa place à un jeune et élégant Français.

 

VIII. — L’HISTOIRE DE KARL IVANOVITCH

Très tard, la veille du jour où Karl Ivanovitch devait nous quitter pour toujours, il était debout près du lit, dans sa robe de chambre ouatée et avec sa calotte rouge, et, penché sur la valise, il y rangeait soigneusement son bien.

La conduite de Karl Ivanovitch, à notre égard, était devenue, ces derniers temps, particulièrement sèche : il semblait éviter tout rapport avec nous. Ainsi, quand j’entrai dans sa chambre, il me regarda en-dessous et continua son travail. Je m’étendis sur mon lit, mais Karl Ivanovitch qui, auparavant, me le défendait sévèrement, ne me dit rien, et la pensée qu’il ne nous gronderait plus, qu’il ne nous arrêterait plus, que maintenant il n’avait plus rien de commun avec nous, me rappela vivement la séparation prochaine ; je devins triste qu’il eût cessé de nous aimer et je voulus lui exprimer ce sentiment.

— Permettez-moi de vous aider, Karl Ivanovitch ? — dis-je en m’approchant de lui.

Karl Ivanovitch me regarda et de nouveau se détourna, mais dans le regard rapide qu’il jeta sur moi, je lus, non l’indifférence, par laquelle je m’expliquais sa froideur, mais une tristesse sincère, concentrée.

— Dieu voit tout et sait tout, en tout est sa sainte volonté, — prononça-t-il en se redressant de toute sa taille et en soupirant profondément. — Oui, Nikolenka, — continua-t-il en remarquant l’expression de sympathie réelle avec laquelle je le regardais : — mon sort est d’être malheureux depuis l’enfance même, jusqu’aux planches du cercueil. On m’a toujours payé par le mal le bien que j’ai fait aux hommes, et ma récompense n’est pas ici-bas, mais là-haut, — fit-il en montrant le ciel. — Si vous connaissiez mon histoire et tout ce que j’ai souffert dans cette vie !... J’ai été cordonnier, j’ai été soldat, j’ai été déserteur, j’ai été fabricant, j’ai été précepteur, et maintenant je suis zéro, et pour moi comme pour le fils de Dieu, il n’y a où poser la tête, — conclut-il, et, fermant les yeux, il se laissa tomber dans son fauteuil.

En remarquant chez Karl Ivanovitch cette humeur sentimentale, dans laquelle, sans faire attention aux auditeurs, il exprimait pour lui-même les pensées les plus cordiales, je m’assis sur le lit, en silence, et n’ôtai pas les yeux de sa bonne figure.

— Vous n’êtes plus un enfant et vous pouvez comprendre. Je vous raconterai mon histoire et tout ce que j’ai supporté dans cette vie. Un jour viendra, où vous vous rappellerez le vieil ami qui vous aimait beaucoup, enfants !...

Karl Ivanovitch s’accouda sur la table qui était près de lui, huma une prise de tabac, et en levant les yeux au ciel, de cette voix de gorge, monotone, qu’il prenait à l’ordinaire pour nous faire la dictée, il commença son récit par ces mots :

— Je fus malheureux dès le sein de ma mère. Das ungluk verfolgte mich schön im schosse meiner mutter ! — répéta-t-il encore, avec la même expression.

Puisque Karl Ivanovitch m’a plus d’une fois raconté son histoire, et dans le même ordre, avec la même expression et les mêmes intonations invariables, j’espère la rendre presque mot à mot. Était-ce réellement son histoire ou le produit de sa fantaisie, né pendant sa vie solitaire dans notre maison et auquel il commençait à croire lui-même à force de le répéter, ou seulement ornait-il de faits fantaisistes les événements réels de sa vie ? jusqu’à ce jour, je ne saurais le dire. D’un côté, il racontait son histoire avec un sentiment trop vif, avec trop de suite et de méthode, — et ce sont les principaux indices de la véracité, — pour qu’on ne le croie pas ; et de l’autre côté, dans son histoire, il y avait trop de beautés poétiques, pour ne pas susciter le doute.

« Dans mes veines coule le noble sang des comtes Von Sommerblatt ! in meinen adern fliesst das edle blut der grafen von sommerblatt ! Je naquis six semaines après le mariage. Le mari de ma mère, (je l’appelais papa), était fermier chez le comte Sommerblatt. Il ne pouvait pardonner la honte de ma mère et ne m’aimait pas. J’avais un petit frère Johann et deux sœurs ; mais j’étais un étranger dans ma propre famille ! ich war ein fremder in meiner eigenen familie ! Quand Johann faisait des sottises, papa disait : « Avec cet enfant, Karl, je n’aurai pas un moment de tranquillité ! » Et l’on me grondait et me punissait. Quand les sœurs se querellaient entre elles, papa disait : « Karl ne sera jamais un enfant obéissant ! » et l’on me grondait et me punissait. Seule ma bonne mère m’aimait et me caressait. Souvent elle disait : « Karl, venez dans ma chambre. » Et elle m’embrassait en cachette. « Pauvre Karl, — disait-elle, — personne ne t’aime, mais je ne te changerais pour personne. Ta mère te demande une chose, — me disait-elle, — apprends bien, et sois toujours un honnête homme, Dieu ne t’abandonnera pas ! trachte nur ein ehrlicher deutscher zu werden — sagte sie — und der liebe gott vind dich nicht verlassen ! » Et je tâchai. Quand j’eus atteint quatorze ans et que je pus faire ma première communion, maman dit à papa : « Karl est maintenant un grand garçon, Gustave, que ferons-nous de lui ? » « Je ne sais pas, » dit papa. Alors maman dit : « Envoyons-le en ville chez M. Schultz pour qu’il soit cordonnier ! » Et papa dit : « Bon. » und mein vater sagte : « gut ». Six ans et sept mois je vécus en ville chez le patron cordonnier, et le patron m’aimait. Il disait : « Karl est un bon ouvrier et bientôt il sera mon GESELLE !» Mais... l’homme propose et Dieu dispose... En 1796 on fit la Conscription, et tous ceux qui pouvaient servir, de dix-huit à vingt-et-un ans, devaient se réunir en ville.

» Papa et mon frère Johann vinrent en ville et nous allâmes ensemble tirer Loos, qui serait soldat, et qui ne serait pas soldat, Johann tira un mauvais numéro, — il devait être soldat. Moi, je tirai un bon numéro et je ne devais pas être soldat. Et papa dit : « Je n’ai : qu’un fils, et je dois m’en séparer ! ich hatte einen einzigen sohn und von diesem muss ich mich trennen ! »

» Je lui pris la main et lui dis : « Pourquoi dites-vous cela, papa ? Venez avec moi, je vous dirai quelque chose. » Et papa est venu. Papa est venu avec nous, et nous nous sommes assis au cabaret près d’une petite table. « Donnez-nous deux bierkrug, » dis-je. On nous l’apporta. Nous bûmes un petit verre, frère Johann but aussi.

« — Papa ! » — commençai-je, — « pourquoi avez-vous dit que vous n’avez qu’un fils et qu’il vous faut vous en séparer, mon cœur veut sauter quand j’entends cela. Frère Johann ne servira pas, je serai soldat... Karl n’est nécessaire ici à personne, et Karl sera soldat. »

« — Vous êtes un honnête homme, Karl Ivanovitch ! » — dit papa, et il m’embrassa. — du bist ein braver bursche ! sagte mir mein vater, und kusste mich ! »

» Et je fus soldat. »

 

IX. — SUITE

« C’était alors un temps terrible, Nikolenka — continua Karl Ivanovitch. — Il y avait Napoléon. Il voulait conquérir l’Allemagne, et nous avons défendu notre patrie jusqu’à la dernière goutte de notre sang ! und wir vertheidigten unser vater land bis auf den lezten tropfen blut !

» Je fus à Ulm, à Austerlitz ! Je fus sous Wagram ! ich war bei wagram ! »

— Vous êtes-vous battu aussi ? — fis-je avec étonnement en le regardant. — Est-ce que vous avez tué des hommes ?

Karl Ivanovitch me rassura bientôt à ce sujet.

«Une fois, un grenadier français, resté en arrière des siens, tomba sur la route. J’accourus avec un fusil et je voulus le percer, aber der franzosewarf sein gewehr und rief, pardon[2], et je le laissai !

» Sous Wagram, Napoléon nous enferma dans une île et nous entoura si bien qu’il n’y avait aucun moyen de salut. Pendant trois jours nous restâmes sans vivres et nous étions dans l’eau jusqu’aux genoux. Le brigand Napoléon ne nous prenait pas et ne nous laissait pas ! und der bôsewitch napoleon wollte uns nicht gefangen nehmen und aucu nicht freilassen !

» Le quatrième jour, grâce à Dieu, on nous fit prisonniers, et on nous conduisit dans une forteresse. J’avais un pantalon bleu, un uniforme de bon drap, quinze thalers d’argent, et une montre d’argent, — cadeau de papa. Le Soldat français me prit tout. Pour mon bonheur, trois louis que ma mère m’avait donnés étaient cousus dans ma flanelle, personne ne les trouva.

» Je ne voulais pas rester longtemps dans la forteresse et me décidai à fuir. Un jour de grande fête, je dis au sergent de garde : « Monsieur le sergent, aujourd’hui, c’est grande fête et je veux la célébrer, apportez, je vous prie deux bouteilles de madère et nous les boirons ensemble. » Et le sergent dit : « Bon. » Quand le sergent apporta le madère et que nous eûmes bu un petit verre, je lui pris la main et lui dis : « Monsieur le sergent, vous avez peut-être, vous aussi, un père et une mère ? » Il répondit : « Oui, monsieur Mayer. » — « Mon père et ma mère, — dis-je, — ne m’ont pas vu depuis huit ans, ils ne savent pas si je suis vivant où si mes os sont depuis longtemps dans la terre humide. Oh ! monsieur le sergent, j’ai deux louis cousus dans ma flanelle, prenez-les et laissez-moi partir. Soyez mon bienfaiteur, et maman, toute sa vie, priera pour vous le Dieu puissant. »

» Le sergent but un petit verre de madère et dit : « Monsieur Mayer, je vous aime beaucoup et je vous plains, mais vous êtes prisonnier, et moi Soldat. » Je serrai sa main et dis : « Monsieur le sergent ! ich druckte ehm die hand und sagte : « herr serjant. »

» Le sergent répondit : « Vous êtes pauvre et je ne prendrai pas votre argent, mais je vous aiderai ; quand j’irai dormir, achetez un peu d’eau-de-vie pour les soldats et ils s’endormiront et moi je ne vous regarderai pas. »

« C’était un homme bon. J’achetai un seau d’eau-de-vie et quand le soldat fut ivre, je pris mes bottes, un vieux manteau et doucement sortis de la porte. J’allai aux remparts et voulus sauter, mais il y avait de l’eau et je ne voulais pas abîmer mon unique habit : je me dirigeai vers la porte.

» La sentinelle marchait armée d’un fusil auf und ab[3] et me regarda. « Qui vive ? » sagde er auf ein mal[4], et je me tus. « Qui vive ? » sagte er zum zweiten mal[5], et je me tus. « Qui vive ? » sagte er  zum dritten mal[6], et je m’enfuis. Je sautai dans l’eau, grimpai sur l’autre rive et pris la fuite. ich sprang in’s wasser kletterte auf die andere seite und machte mich ausdem staube.

» Toute la nuit je courus sur la route, mais quand vint l’aurore, craignant d’être reconnu, je me cachai dans les hauts seigles. Là je me mis à genoux, joignis les mains, remerciai le père du Ciel de m’avoir sauvé, et tout à fait tranquille, je m’endormis. ich dankte dim allmachtigen gott fur seine barmherzigkeit und mit beruhigten gefuhl schlief ich ein.

» Je m’éveillai le soir et allai plus loin. Tout à coup un grand chariot allemand attelé de deux chevaux noirs, me rattrapa. Dans le chariot était assis un homme bien mis, il fumait la pipe et me regarda. Je ralentis le pas pour être dépassé par le chariot. Mais j’allais doucement et le chariot allait de même, et l’homme me regardait ; j’allais plus vite, et le chariot allait plus vite, et l’homme me regardait. Je m’assis au bord de la route, l’homme arrêta ses chevaux et me regarda : « Jeune homme, » dit-il, — où allez-vous si tard ? » Je répondis : « Je vais à Francfort. » — « Asseyez-vous dans mon chariot, il y a de la place et je vous conduirai... Pourquoi n’avez-vous rien avec vous, pourquoi votre barbe n’est-elle pas rasée, et pourquoi votre habit est-il boueux ? » me demanda-t-il quand je fus assis près de lui. « Je suis un pauvre homme, » — dis-je, — et je vais me louer dans n’importe quelle fabrique, et mon habit est couvert de boue parce que je suis tombé en route. » — » Vous ne me dites pas la vérité, jeune homme, la route est sèche, de ce temps-ci ». — Je me tus.

— » Dites-moi toute la vérité, » — fit le brave homme ; — « qui êtes-vous et où allez-vous ? votre figure me plaît et si vous êtes un honnête garçon, je vous aiderai. »

Et je lui racontai tout. Il dit : « Bon jeune homme, venez à ma fabrique de cordes, je vous donnerai du travail, des vêtements, de l’argent, » et vous vivrez chez moi. »

« Je dis : « bon ».

« Nous arrivâmes à la fabrique de cordes et le brave homme dit à sa femme : « Voilà un jeune homme qui a combattu pour sa patrie ; fait prisonnier, il s’est enfui : il n’a ni gîte, ni habit, ni pain, il vivra chez nous. Donne-lui un habit propre et sers-lui à manger. »

» Je vécus à la corderie une année et demie, et mon patron m’aimait tant qu’il ne voulait pas me laisser partir. Il était si bon pour moi. J’étais alors un bel homme, j’étais jeune, de haute taille, yeux bleus, nez romain... et Madame L*** (je ne puis dire son nom, la femme de mon patron) était jeune et jolie. Et elle m’aimait.

» Quand elle me vit, elle me dit : M. Mayer, comment vous appelle votre maman ? » Je dis : « karlchen. »

» Et elle me dit : « karlchen ! asseyez-vous près de moi. »

» Je m’assis près d’elle, elle me dit : « karlchen, embrassez-moi. »

» Je l’embrassai et elle dit : « karlchen, je vous aime tant que je ne puis plus souffrir, » et elle tremblait toute... »

Ici, Karl Ivanovitch faisait une longue pause, roulait ses bons yeux bleus, hochait légèrement la tête, continuait à sourire, comme on sourit sous l’influence d’un souvenir agréable.

« Oui, — commença-t-il de nouveau en se carrant dans son fauteuil et en refermant sa robe de chambre, — Oui, dans ma vie, il y a eu beaucoup de bon et de mauvais, mais voilà mon témoin — et il montrait l’image du saint Sauveur, brodée sur un canevas, et qui pendait au-dessus de son lit — personne ne peut dire que Karl Ivanovitch est un malhonnête homme ! Je ne voulais pas payer par une ingratitude noire le bien que m’avait fait M. L*** et je résolus de m’enfuir de chez lui. Le soir, quand tous furent partis dormir, j’écrivis une lettre à mon patron, je la mis sur la table de ma chambre, je pris mes habits, trois thalers d’argent et doucement, je sortis dans la rue. Personne ne m’avait vu et je suivis la route. »

 

X. — SUITE

« Depuis neuf ans je n’avais pas vu maman, et j’ignorais si elle vivait ou si elle gisait déjà dans la terre humide. Je suis allé dans mon pays. En arrivant à la ville, je demandai où habitait Gustave Mayer, jadis fermier du comte Sommersblatt ; et l’on me dit : « Le comte Sommersblatt est mort et Gustave Mayer demeure maintenant dans une grande rue et tient un débit de liqueurs. » Je mis un gilet neuf, une bonne redingote — cadeau du fabricant — et je me rendis au débit de liqueurs de mon papa. Ma sœur mariechen était assise dans la boutique et me demanda ce que je voulais ? Je dis : « Peut-on boire un petit verre de liqueur ? » et elle appela : « vater ! un grand jeune homme demande un petit verre de liqueur. » Et le père répondit : « Donne un petit verre de liqueur à ce jeune homme. » Je m’assis près de la petite table, je bus un petit verre de liqueur, je fumai une pipe et regardai papa, mariechen et johann, qui était entré aussi dans le débit. Pendant la conversation, papa me dit : « Vous savez probablement, jeune homme, où est notre armée ? Je répondis : « Je viens moi-même de l’armée, elle est près de Vienne. — « Notre fils était soldat — fit papa — et voilà neuf ans qu’il ne nous a pas écrit et nous ne savons pas s’il est vif ou mort. Ma femme pleure toujours... » Je tirai une bouffée de ma pipe et dis : « Comment se nomme votre fils et où a-t-il servi ? Je le connais peut-être... » — « Il s’appelle Karl Mayer et il a servi dans les chasseurs autrichiens, » répondit papa. « Il est de haute taille et bel homme comme vous », ajouta sœur mariechen. Je dis : « Je connais votre karl ! » — « Amalia ! » — sagte auf einmal mein vater[7] — « viens, viens vite ici, il y a un jeune homme qui connaît votre karl ! » Et ma chère maman entra de la porte du fond. Je la reconnus immédiatement.« Vous connaissez notre Karl » fit-elle en me regardant, et toute pâle, elle trembla ! » « Oui, je l’ai vu », dis-je et je n’osais lever les yeux sur elle, mon cœur voulait sauter. « Mon karl est vivant ! » exclama maman. — « Dieu soit loué ! Où est-il mon cher karl ? Je mourrais tranquille si je pouvais voir encore une fois mon fils bien-aimé, mais Dieu ne le veut pas ! » Et il a pleuré... Je n’y tins plus... « Maman ! » — dis-je : « Je suis Karl ! » Et elle tomba dans mes bras.

Karl Ivanovitch fermait les yeux et ses lèvres tremblaient :

« mutter ! — sagte ich — ich bin ihr sohn, ich bin, ihr karl ! und sie sturtze mir ir die arme » répétait-il en se calmant un peu et en essuyant de grosses larmes qui coulaient sur ses joues.

» Mais Dieu ne voulait pas que je finisse mes jours dans mon pays, j’étais réservé au malheur ! das ungluck verfolgte michuberall !... Je ne restai que trois mois dans mon pays. Un dimanche, au café, je pris un bock de bière, je fumai ma pipe, et avec un camarade nous causâmes de politik, de l’empereur Frantz, de Napoléon, de la guerre, et chacun disait son mot. Près de nous, était assis un monsieur en ueberrock[8] gris ; il buvait du café, fumait sa pipe et ne se mêlait pas à notre conversation, er rauchte sein pfeifchen und schwieg still. Quand le natchvatcher sonna dix heures, je pris mon chapeau, payai et partis à la maison. Au milieu de la nuit, quelqu’un frappa à la porte. Je m’éveillai et dis : « Qui frappe ? » « macht auf ! » Je continuai : « Dites-moi qui est là et j’ouvrirai. » « ich sagte : « sagt ’wer ihr seid und ich werde aufmachen. » — macht auf im namen des gesetzes ! » — dit-on derrière la porte. Et j’ai ouvert. Deux soldats avec des fusils étaient derrière la porte, et dans la chambre est entré l’homme inconnu en ueberrock gris qui était assis près de nous au café. C’était un espion ! es war ein spion... « Suivez-moi », dit l’espion. « Bien », répondis-je... Je pris mes bottes, und pantalon, je mis mes bretelles et marchai dans la chambre. Quelque chose bouillonnait dans mon cœur. Je me dis — c’est un lâche ! et je m’approchai du mur où était accrochée mon épée, je la saisis brusquement et dis : « Tu es un espion, défends-toi ! » du bist ein spion, vertheidige dich ! » ich gabe ein hieb à droite, ein hieb à gauche et un coup sur la tête. L’espion est tombé !

» J’attrapai ma valise, l’argent, et sautai par la fenêtre. ich nahm meinen mantelsack und beutel und sprang zum fenster hinaus. ich kam nach ems, là-bas, j’ai fait connaissance du général Sazine. Il m’aima, me procura un passeport chez l’ambassadeur et me prit avec lui en Russie pour instruire ses enfants. Quand le général Sazine mourut, votre maman m’appela chez elle. Elle me dit : « Karl Ivanovitch ! Je vous confie mes enfants, aimez-les et je ne vous abandonnerai jamais, j’assurerai le repos de votre vieillesse. » Maintenant elle n’est plus et tout est oublié. Pour mes vingt années de dévouement, je dois maintenant, à mon âge avancé, errer dans la rue pour chercher un morceau de pain dur. Dieu voit et connaît cela, c’est sa sainte volonté, c’est pour vous, mes enfants, que j’ai peine ! » conclut Karl Ivanovitch, en m’attirant par la main et me baisant au front.

 

XI. — UN UN

Après une année de deuil, grand’mère se remit un peu de la douleur qui l’avait frappée et commença, bien que rarement, à recevoir quelques invités, surtout des enfants de notre âge, nos camarades et nos amis.

Le jour de naissance de Lubotchka, le 13 décembre, avant le dîner, la princesse Kornakova arriva chez nous avec ses filles, madame Valakhina, avec Sonitchka, Ilinka Grapp et les deux plus jeunes Ivine.

Les échos des conversations, des rires, des allées et venues, montaient à nous d’en bas où était réunie toute la société, mais nous ne pouvions nous joindre à elle avant la fin des classes du matin. Sur le tableau, accroché dans la salle de classe, était, inscrit : lundi, de 2 à 3, maître d’histoire et de géographie ; et précisément, il nous fallait attendre ce Maître D’histoire, écouter sa leçon et le reconduire, avant d’être libres. Il était déjà deux heures vingt, et le maître d’histoire n’était pas encore là, et même on ne l’apercevait pas dans la rue par où il devait venir, et où je regardais avec le plus grand désir de ne le voir jamais.

— On dirait que Lebediev ne viendra pas aujourd’hui, — fit Volodia, en s’arrêtant, pour un moment, de lire Smaragdov, dans lequel il préparait sa leçon.

— Dieu fasse, Dieu fasse... car je ne sais absolument rien... Cependant, voilà, il me semble qu’il vient, — ajoutai-je d’une voix triste.

Volodia se leva et s’approcha de la fenêtre.

— Non, ce n’est pas lui, c’est un seigneur quelconque — dit-il. — Attends encore jusqu’à deux heures et demie — ajouta-t-il en s’étirant et en se grattant le sommet de la tête, ce qu’il faisait toujours quand il se reposait de son travail. — S’il n’est pas rendu à deux heures et demie, alors nous pourrons demander à Saint-Jérôme de serrer nos cahiers.

— Et voilà, quel besoin a-t-il de ve-e-e-nir ? — dis-je en m’étirant aussi et en brandissant au-dessus de ma tête le livre de Kaïdanov que je tenais à deux mains.

Ne sachant plus que faire, j’ouvris le livre à l’endroit où j’avais marqué la leçon et commençai à la parcourir. La leçon était longue et difficile, je ne la savais pas du tout et vis que je ne réussirais jamais à en retenir le moindre mot, d’autant plus que je me trouvais dans cet état d’énervement pendant lequel l’attention refuse de s’arrêter sur n’importe quel sujet.

À la dernière leçon d’histoire, qui m’a toujours semblé la science la plus ennuyeuse et la plus difficile, Lebediev s’était plaint de moi à Saint-Jérôme et dans le cahier de notes m’avait marqué deux, ce qui était considéré comme très mauvais. Saint-Jérôme me dit alors que si, à la leçon suivante, j’obtenais moins de trois, je serais sévèrement puni. Et voilà, maintenant, c’était cette leçon suivante et j’avoue franchement que j’avais très peur.

J’étais si absorbé à parcourir une leçon inconnue pour moi, que je fus frappé soudain d’un bruit de galoches qu’on ôte, venant de l’antichambre. À peine avais-je le temps de me retourner, que j’apercevais dans la porte, le visage grêlé, répugnant pour moi, trop connu et désagréable du maître, dans son frac bleu aux boutons de l’université.

Le maître posa lentement son chapeau sur la fenêtre, les cahiers sur la table, releva des deux mains les pans de son habit (comme si c’était très nécessaire) et avec un soupir, s’assit à sa place.

— Eh bien, messieurs, — fit-il en frottant l’une contre l’autre ses mains en sueur, — récapitulons d’abord ce qui a été dit dans la classe précédente, et après je tâcherai de vous faire connaître la suite des événements du moyen âge.

Cela voulait dire : récitez vos leçons.

Pendant que Volodia récitait avec l’aisance et l’assurance des gens qui savent bien leur leçon, moi, sans aucun but, je sortis sur l’escalier, et comme je ne pouvais aller en bas, alors, tout naturellement, sans le remarquer moi-même, je me suis trouvé sur le palier. Mais à peine m’étais-je installé à mon poste ordinaire d’observations — derrière la porte — que subitement Mimi, qui était toujours la cause de mes malheurs, tombait sur moi : « Vous, ici ? » dit-elle en me regardant sévèrement puis en regardant la porte de la chambre des bonnes et enfin, en me regardant de nouveau.

Je me sentis tout à fait coupable et parce que je n’étais pas en classe, et parce que je me trouvais en cet endroit défendu ; c’est pourquoi je me tus et, penchant la tête, j’offrais en ma personne l’expression du plus touchant repentir.

— « Mais ça ne ressemble à rien du tout, » — cria Mimi. — « Que faites-vous ici ? » — Je me tus. — « Non, cela ne se passera pas ainsi — répéta-t-elle en frappant du dos de ses doigts la rampe de l’escalier, je raconterai tout à la comtesse. »

Il était déjà trois heures moins cinq quand je revins à ma place. Le maître, comme s’il n’avait remarqué ni mon absence, ni ma présence, expliquait à Volodia la leçon suivante. Quand, en finissant ses explications, il commença à plier le cahier et que Volodia sortit dans l’autre chambre pour apporter le cachet, il me vint en tête l’agréable pensée que tout était fini et qu’on m’oublierait. Mais tout à coup, le maître, avec un sourire à demi méchant, s’adressant à moi :

— J’espère que vous avez appris votre leçon — fit-il en se frottant les mains.

— Je l’ai apprise, — répondis-je.

— Veuillez me dire quelque chose de la croisade de saint Louis, — dit-il en se balançant sur la chaise et en regardant pensivement sous ses pieds. — D’abord, vous me parlerez des causes qui ont excité le roi de France à prendre la croix, — fit-il en soulevant les sourcils et en montrant du doigt l’encrier ; — ensuite, vous m’expliquerez les traits généraux caractéristiques de cette croisade, — ajouta-t-il, en faisant un mouvement de toute la main, comme pour attraper quelque chose, — et enfin, l’influence de cette expédition sur les États européens en général, — dit-il en frappant avec le cahier le côté gauche de la table — sur l’État français en particulier — conclut-il en frappant sur le côté droit de la table et en penchant la tête à droite.

J’avalai plusieurs fois ma salive, je toussotai, penchai la tête de coté et me tus. Ensuite, prenant la plume qui était sur la table, je me mis à la déchiqueter et continuai à me taire.

— S’il vous plaît, la plume, — fit le maître en tendant la main, — elle nous servira. Eh bien ?

— Sai... Sai... saint Louis, était... était... un sage et bon roi.

— Quoi ?

— Roi. Il eut l’idée d’aller à Jérusalem et il remit les rênes du gouvernement à sa mère.

— Comment s’appelait-elle ?

— B... Bl... Blanca.

— Comment, Boulanca ?

Je souris niaisement.

— Eh bien, ne savez-vous pas encore autre chose ? — fit-il avec un sourire.

Je n’avais plus rien à perdre, je toussotai et commençai à raconter tout ce qui me vint en tête. Le maître se taisait en époussetant la table avec la plume qu’il m’avait prise ; il regardait fixement à côté de mon oreille, et répétait de temps en temps : « Bien, très bien ! » Je sentais que je ne savais rien, que je ne m’exprimais pas du tout comme il fallait et il m’était horriblement pénible de voir que le maître ne m’arrêtait pas, ne me reprenait pas.

— Pourquoi donc a-t-il eu l’idée d’aller à Jérusalem ? dit-il en répétant mes paroles.

— Parce que... c’est que... pour...

Je m’embrouillai tout à fait, je n’ajoutai plus un mot et je sentis que même si cette canaille de maître se taisait toute une année, et me regardait interrogativement, je ne pourrais pas émettre un son.

Le maître me regarda environ trois minutes, puis, subitement, il fit exprimer à son visage une expression de tristesse profonde, et d’une voix affligée, il dit à Volodia qui, en ce moment, entrait dans la chambre :

— Donnez-moi le cahier, que j’inscrive les notes.

Volodia le lui donna et posa discrètement le cachet près de lui.

Le maître ouvrit le cahier et plongea avec précaution la plume dans l’encre, d’une belle écriture il marqua à Volodia cinq dans la colonne où étaient ses notes ; il me regarda, secoua l’encre de sa plume et demeura pensif.

Subitement, sa main fit un mouvement à peine sensible, et dans la colonne parut un très bel un, et un point. Un autre mouvement dans la colonne de la conduite, un autre un, et un point.

En fermant avec précaution le cahier de notes, le maître se leva et s’approcha de la porte sans avoir l’air de remarquer mon regard qui exprimait le désespoir, la prière, le reproche.

— Mikhaïl Larionovitch ! — dis-je.

— Non, — répondit-il comprenant déjà ce que je voulais lui dire, — on ne peut apprendre ainsi ; je ne veux pas être payé pour rien.

Le maître reprit ses galoches, son pardessus de camelot, noua avec beaucoup de soin son cache-nez. Comme si l’on pouvait s’occuper de quelque chose après ce qui m’était arrivé ! Pour lui, un mouvement de la plume et pour moi, le plus grand malheur.

— La classe est finie ? — demanda Saint-Jérôme en entrant dans la chambre.

— Oui.

— Le maître est-il content de vous ?

— Oui, répondit Volodia.

— Quelle note avez-vous eue ?

— Cinq.

— Et Nicolas ?

Je me tus.

— Quatre, je crois, fit Volodia.

Il comprit qu’il fallait me sauver au moins pour aujourd’hui. Qu’on me punisse, mais au moins pas aujourd’hui qu’il y a des invités.

— voyons, messieurs, (Saint-Jérôme avait l’habitude d’ajouter « voyons » à chaque parole), faites votre toilette et descendons.

 

XII. — LA PETITE CLEF

Une fois descendus, à peine avions-nous eu le temps de saluer tous les invités, qu’on nous appela à table. Papa était très gai (depuis quelque temps il gagnait beaucoup). Il fit cadeau à Lubotchka d’un riche service en argent, et pendant le dîner il se rappela que, dans le pavillon, chez lui, était restée encore une bonbonnière préparée pour la fête.

— Au lieu d’envoyer un domestique, vas-y, Coco, — me dit-il. — Les clefs sont sur la grande table, dans la coquille, tu sais ?... Tu les prendras et avec la plus grande des clefs ouvre le deuxième tiroir à droite, là-bas tu trouveras une bonbonnière et des bonbons dans du papier, tu apporteras le tout ici.

— Et faut-il t’apporter des cigares ? — demandai-je, sachant que toujours, après le dîner, il envoyait chercher des cigares.

— Apporte et prends garde, ne touche à rien, chez moi ! — cria-t-il comme je m’éloignais.

Je trouvai les clefs à l’endroit indiqué et j’allais déjà ouvrir le tiroir, lorsque l’envie me prit de savoir quel objet pouvait ouvrir la clef minuscule qui était dans le même trousseau.

Sur la table, parmi des milliers d’objets divers, se trouvait près du bord un portefeuille brodé fermé par un petit cadenas.

Et je voulus essayer si la petite clef y correspondait. L’expérience eut un plein succès. Le portefeuille s’ouvrit et je trouvai là une foule de papiers. L’instinct de curiosité me poussa si fortement à savoir quels étaient ces papiers que sans écouter la voix de la conscience, je me mis à examiner ce qui se trouvait dans le portefeuille.

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Le sentiment enfantin de respect absolu pour toutes les grandes personnes et surtout pour papa, était si fort chez moi, que mon esprit se refusa involontairement à tirer n’importe quelles conclusions de ce que je vis. Je sentis que papa devait vivre dans des sphères tout à fait particulières, belles, inaccessibles pour moi, et qu’essayer de pénétrer les mystères de sa vie serait de ma part une sorte de sacrilège.

C’est pourquoi les découvertes que je fis à l’improviste dans le portefeuille de papa ne me laissèrent aucune conception nette, sauf la conscience amère d’avoir mal agi. J’avais honte et me sentais mal à l’aise.

Sous l’influence de ce sentiment, je voulus refermer au plus vite le portefeuille, mais évidemment il m’était réservé d’éprouver en ce jour mémorable, le plus de malheurs possibles.

Ayant introduit la petite clef dans le trou de cette serrure, je la tournai du mauvais côté, et croyant la serrure fermée je tirai la clef et — ô horreur ! — dans mes mains, il ne resta qu’un morceau de la petite clef. En vain m’efforçai-je de l’unir avec la moitié qui restait dans le cadenas, et, par un sortilège quelconque, de la sortir du dedans, il fallut enfin se faire à l’horrible pensée que j’avais commis un nouveau crime, qui aujourd’hui même, au retour de papa dans le cabinet de travail, serait découvert.

La plainte de Mimi, le un, et la petite clef ! Rien ne pouvait m’arriver de pire. Grand’mère pour la plainte de Mimi, Saint-Jérôme pour le un et papa pour la petite clef... et tout cela tombera sur moi, pas plus tard que ce soir.

— Que vais-je devenir ? — Ah ! qu’ai-je fait ? — dis-je tout haut en marchant sur le tapis moelleux du cabinet. — Eh ! — pensai-je en moi-même, en tirant les bonbons et le cigare. — Ce qui sera, on ne peut y échapper... Et je courus à la maison.

Cette sentence fataliste que j’avais entendue de Nikolaï dans mon enfance, a eu, dans tous les moments difficiles de ma vie, une influence bienfaisante et, pour un moment, calmante. En entrant au salon, j’étais un peu nerveux, non naturel, mais très gai.

 

XIII. — LA TRAÎTRESSE

Après le dîner commencèrent les petits jeux et j’y pris la part la plus active. En jouant « au chat et aux souris », maladroitement, en courant, je tombai sur la gouvernante des Kornakov qui jouait avec nous, je montai sur sa robe et la déchirai. En remarquant que toutes les fillettes et surtout Sonitchka avaient grand plaisir à voir de quel air désolé la gouvernante allait dans la chambre des bonnes pour raccommoder sa robe, je résolus de leur fournir encore une fois ce plaisir. Dans cette aimable intention, aussitôt que la gouvernante revint dans la chambre, je recommençai à galoper autour d’elle et continuai ces évolutions jusqu’au moment favorable pour accrocher sa jupe avec mon talon et la déchirer de nouveau. Sonitchka et les princesses purent à peine se retenir de rire, ce qui flattait agréablement mon amour-propre, mais Saint-Jérôme ayant sans doute remarqué mes polissonneries, s’approcha de moi, et en fronçant les sourcils (ce que je ne pouvais supporter), dit que je lui semblais gai, mais non pour le bien, et que si je n’étais pas plus modeste, alors, malgré la fête, il m’en ferait repentir.

Mais je me trouvais dans l’état d’énervement d’un homme qui a perdu plus qu’il n’a en poche et qui ayant peur de compter ses points, continue à jeter les cartes sans aucun espoir de se rattraper et seulement pour ne pas se donner le temps de reprendre mémoire.

Je souris insolemment et m’éloignai de lui.

Après « le chat et les souris » quelqu’un organisa un jeu que nous appelions, il me semble, Lange Nase. Ce jeu consistait à mettre deux rangs de chaises l’un en face de l’autre, les dames et les messieurs se partageaient en deux groupes et tour à tour se choisissaient entre eux. La plus jeune des princesses choisissait chaque fois le plus jeune des Ivine, Katenka prenait Volodia ou Ilinka, et Sonitchka choisissait toujours Serioja, et à mon grand étonnement, n’avait aucune, honte quand Serioja venait tout droit et s’asseyait en face d’elle. Elle riait de son rire charmant, sonore et lui faisait, de la tête, des signes qu’il comprenait.

Quant à moi, personne ne me choisissait. À la profonde blessure de mon amour-propre, je compris que j’étais de trop, un restant, que chaque fois, on devait dire de moi : « Qui reste encore ? » « Oui, Nikolenka ; eh bien, prends-le donc. » C’est pourquoi, quand mon tour venait de sortir ; je m’approchais directement de ma sœur ou d’une des laides princesses, et malheureusement pour moi, jamais je ne me trompais. Sonitchka semblait si occupé de Sergueï Ivine que je n’existais plus pour elle. En pensée, je l’appelais traîtresse, je ne sais pas pourquoi, puisqu’elle ne m’avait jamais promis de me choisir, moi et non Serioja ; mais j’étais fermement convaincu qu’elle agissait envers moi de la façon la plus honteuse.

Après le jeu, je remarquai que la traîtresse, que je méprisais, mais dont je ne pouvais détacher mes regards, s’éloignait dans un coin avec Serioja et Katenka, et qu’ils chuchotaient mystérieusement quelque chose. Je me glissai derrière le piano pour surprendre leur secret. Voici ce que je vis : Katenka tenait par les deux bouts un mouchoir de batiste, et comme d’un paravent, en cachait les têtes de Serioja et de Sonitchka. « Non, vous avez perdu, maintenant il faut payer ! » disait Serioja. Sonitchka, devant lui comme une coupable, baissait les mains, rougissait et disait : « Non, je n’ai pas perdu, n’est-ce pas mademoiselle catherine ? » — « J’aime la vérité, répondit Katenka, — vous avez perdu votre pari, ma chère. »

À peine Katenka avait-elle prononcé ces mots que Serioja se penchait et embrassait Sonitchka. Comme cela, tout carrément, il embrassa ses petites lèvres roses. Et Sonitchka riait comme si ce n’était rien, comme si c’était très gai. C’est affreux !!! Oh ! l’hypocrite traîtresse !

 

XIV. — ÉGAREMENT

Subitement je sentis du mépris pour tout le sexe féminin en général, et pour Sonitchka en particulier ; je m’efforçai de me persuader qu’il n’y avait rien de gai dans ces jeux, qu’ils ne convenaient qu’aux fillettes, et je voulus vivement faire un tour quelconque, hardi, qui étonnât tout le monde. L’occasion ne tarda pas à se présenter.

Saint-Jérôme, après avoir dit quelque chose à Mimi, sortit de la chambre ; le bruit de ses pas s’entendit d’abord sur l’escalier, puis au-dessus de nous, dans la direction de la classe. Il me vint l’idée que Mimi lui avait raconté où elle m’avait vu pendant la classe, et qu’il allait regarder le cahier. À ce moment, je ne supposais pas à Saint-Jérôme d’autre but dans la vie que le désir de me punir. J’ai lu quelque part que les enfants de douze à quatorze ans, c’est-à-dire à l’âge passager de l’adolescence, sont surtout enclins à l’incendie ou même au meurtre. En me rappelant mon adolescence, et surtout l’état d’esprit dans lequel je me trouvais dans ce jour néfaste pour moi, je comprends très nettement la possibilité du crime le plus terrible sans aucun but, sans le désir de nuire, mais comme ça, par curiosité, par besoin inconscient d’agir. À certains moments, l’avenir se présente à un homme sous un jour si sombre qu’il craint, s’il y arrête ses pensées, que l’activité de l’esprit ne cesse absolument en lui, et qu’il tâche de se convaincre qu’il n’y aura pas d’avenir, qu’il n’y a pas de passé. Dans ces moments, où la pensée ne discute pas d’avance chaque impulsion de la volonté, et quand pour seul ressort de la vie, restent les instincts de la chair, je comprends que l’enfant qui, par l’inexpérience, est surtout enclin à un tel état, sans aucune hésitation et sans aucune peur, avec un sourire de curiosité, allume et souffle le feu sous sa propre maison, dans laquelle dorment ses frères, son père, sa mère, qu’il aime tendrement. Sous l’influence d’une même absence temporaire de la pensée — presque par distraction, — le jeune paysan de dix-sept ans, en contemplant le tranchant d’une hache fraîchement aiguisée, près du banc sur lequel, allongé sur le ventre, dort son vieux père, subitement agite la hache et avec curiosité, hébété, regarde comment, sous le banc, du cou tranché, coule le sang.

Sous l’influence de la même absence de pensée et sous l’influence de la curiosité instinctive, l’homme trouve un certain plaisir à s’arrêter au bord même de l’abîme, à songer : Si je me jetais en bas ? Ou à appuyer sur son front un pistolet chargé et à penser : Si je pressais la gâchette ? Ou à regarder un personnage important, à qui tous témoignent du respect, et à se dire : « et si je m’approchais de lui, l’attrapais par le nez et disais : « Eh bien, mon ami, allons ? »

Sous l’influence de la même émotion intérieure et de l’absence de réflexion, quand Saint-Jérôme revint en bas et me dit que je n’avais pas le droit d’être ici aujourd’hui parce que je m’étais mal conduit et que j’avais mal travaillé, et quand il m’intima de monter immédiatement, je lui tirai la langue et répondis que je ne partirais pas d’ici.

Au premier moment, de surprise et de fureur, Saint-Jérôme ne put prononcer un mot.

— c’est bien — dit-il en m’attrapant ; — plusieurs fois déjà je vous ai promis la punition que votre grand’mère aurait voulu vous épargner, mais maintenant je vois que sans les verges on ne peut vous faire d’obéir, et aujourd’hui, vous les avez tout à fait méritées.

Il prononça ces paroles si haut, que tous les entendirent. Le sang, avec une force extraordinaire, reflua à mon cœur, je le sentis battre violemment, je sentis mon visage changer de couleur, et mes lèvres trembler. J’étais sans doute effrayant en ce moment, parce que Saint-Jérôme, en évitant mon regard, s’approcha rapidement de moi et me saisit par la main ; mais aussitôt que je sentis le contact de sa main, perdant toute conscience, et oubliant tout, de fureur, j’arrachai ma main, et de toutes mes forces d’enfant, je le frappai.

— Qu’as-tu ? — dit en s’approchant de moi Volodia qui, avec horreur et étonnement, avait vu mon acte.

— Laisse-moi ! — lui criai-je à travers mes larmes ; — personne de vous ne m’aime, et vous ne comprenez pas comme je suis malheureux ! Vous êtes tous méchants et odieux ! — criai-je, dans un délire quelconque, en m’adressant à toute la société.

Mais en ce moment, Saint-Jérôme, le visage résolu et pâle, de nouveau s’approcha de moi, et je n’avais pas eu le temps de me préparer à la défense que déjà, par un fort mouvement, comme par des tenailles, il serrait mes deux mains et m’entraînait quelque part. La tête me tournait d’émotion : je me rappelle seulement, qu’avec la tête et les genoux je me débattis désespérément, tant que j’eus des forces. Je me rappelle que parfois, mon nez se heurtait à des jambes, que dans la bouche m’entrait un morceau de veston, qu’autour de moi, de tous côtés, je sentais la présence de pieds, l’odeur de poussière et le parfum de violette dont usait Saint-Jérôme. Cinq minutes plus tard, derrière moi se refermait la porte du cabinet noir.

— Vassili ! — cria-t-il d’une voix odieuse, triomphante — apportez les verges....

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XV. — LES RÊVES

Pouvais-je penser alors que je resterais vivant après les malheurs qui m’avaient assailli, et qu’un temps viendrait où je me les rappellerais tranquillement ?.....

En songeant à ce que j’avais fait, je ne pouvais m’imaginer ce qui allait m’arriver, mais j’eus le pressentiment vague que j’étais irrévocablement perdu.

Au commencement, en bas et autour de moi régna un silence absolu, ou du moins il me sembla tel, grâce à l’émotion intérieure trop forte. Mais peu à peu, je commençai à distinguer différents sons. Vassili venu d’en bas, et en jetant sur le bord de la fenêtre un objet quelconque, semblable à un balai, s’étendit en bâillant sur la banquette. En bas, on entendait la voix perçante d’Auguste Antonovitch (sans doute il parlait de moi) ; ensuite des voix enfantines, ensuite des rires, des allées et venues, et au bout de quelques instants, dans toute la maison, régnait le mouvement habituel comme si personne ne savait et ne pensait que j’étais dans le cabinet noir.

Je ne pleurais pas, mais quelque chose de lourd comme une pierre pesait sur mon cœur. Les pensées et les images, avec une rapidité grandissante, traversaient mon imagination troublée ; mais le souvenir du malheur qui m’avait frappé interrompait sans cesse leur chaîne capricieuse, et de nouveau je retombais dans un labyrinthe sans issue, dans l’incertitude du sort qui m’était réservé, dans le désespoir et la peur.

Tantôt il me vient en tête qu’il doit exister une cause de cette aversion générale et même de haine pour moi ; dans ce moment, j’étais convaincu que tous, depuis grand’mère jusqu’au cocher Philippe, me haïssaient et prenaient plaisir à mes souffrances. « Probablement je ne suis pas le fils de ma mère et de mon père, je ne suis pas le frère de Volodia, mais un malheureux orphelin, un enfant trouvé, ramassé par pitié, » pensai-je en moi-même ; et cette idée absurde, non seulement me fut une consolation triste, mais même me parut tout à fait vraisemblable. J’avais du plaisir à me croire malheureux, non parce que j’étais coupable, mais parce que tel était mon sort dès ma naissance même, et que mon sort était semblable à celui du malheureux Karl Ivanovitch. « Mais pourquoi cacher plus longtemps ce secret que j’ai réussi moi-même à pénétrer ? » — pensai-je. — « Demain même j’irai chez papa et je lui dirai : « Papa, tu me caches en vain le secret de ma naissance, je le connais. » Il dira : « Que faire, mon ami ? Tôt ou tard tu le sauras, tu n’es pas mon fils, mais je t’ai adopté et si tu te rends digne de mon amour, je ne t’abandonnerai jamais ». Et je lui dirai : « Papa, bien que je n’aie pas le droit de t’appeler de ce nom, mais je le prononce maintenant pour la dernière fois, je t’aimai et t’aimerai toujours ; je n’oublierai jamais que tu es mon bienfaiteur, mais je ne puis rester dans ta maison. Personne ici ne m’aime, et Saint-Jérôme a juré ma perte. Lui ou moi devons quitter la maison, car je ne réponds pas de moi. Je hais cet homme jusqu’à un tel degré que je suis prêt à tout. Je le tuerai. » Je dirai aussi : « Papa, je le tuerai ». Papa commencera à me prier, mais je ferai ce geste de la main et lui dirai : « Mon ami, mon bienfaiteur, nous ne pouvons vivre ensemble, laisse-moi. Et je l’embrasserai et lui dirai, je ne sais pourquoi, en français : « ô mon père, ô mon bienfaiteur ! donne-moi pour la dernière fois ta bénédiction et que la volonté de dieu soit faite ! » Et assis sur le coffre, dans le cabinet noir, je sanglotai à cette pensée. Mais subitement, je me rappelai la punition ignominieuse qui m’attendait, la réalité se présenta à moi. sous son vrai jour, et momentanément, mes rêves s’évanouirent.

Parfois, je m’imagine déjà libre, hors de notre maison. J’entre dans les hussards, je vais à la guerre. De tous côtés les ennemis se portent vers moi, je brandis mon sabre et j’en tue un ; un autre mouvement et j’en tue un autre et un troisième. À la fin, exténué par la fatigue et les blessures, je tombe sur le sol et crie : « Victoire ! » Le général s’approche de moi et demande : « Où est notre Sauveur ? » On me montre. Il se jette à mon cou et avec des larmes de joie, crie « Victoire ! » Je guéris, et, le bras passé dans une écharpe noire, je me promène sur le boulevard Tverskoïé. Je suis général ! Mais voilà, l’empereur me rencontre et demande : « Quel est ce jeune homme blessé ? » On lui répond : C’est un héros célèbre, Nikolaï. « L’empereur s’approche de moi et dit : «Je te remercie, je ferai tout ce que tu me demanderas ». Je salue respectueusement et, appuyé sur le sabre, je dis : «Je suis heureux, grand empereur, de pouvoir verser mon sang pour la patrie, et je voudrais mourir pour elle. Mais puisque tu me fais la grâce de me permettre de te solliciter, je te demanderai une chose : — Permets moi d’anéantir mon ennemi, un étranger, Saint-Jérôme, je veux détruire mon ennemi Saint-Jérôme. Je m’arrête sévèrement devant Saint-Jérôme et lui dis : « Tu as fait mon malheur, à genoux ! Mais tout à coup, il me vient la pensée que le vrai Saint-Jérôme peut entrer d’un moment à l’autre avec les verges, et de nouveau, je me vois non le général qui sauve sa patrie, mais la plus misérable, la plus humiliée des créatures.

Parfois je songe à Dieu et je lui demande audacieusement pourquoi il me punit. « Il me semble que je n’ai pas oublié de prier soir et matin, alors pourquoi est-ce que je souffre ? » Je puis dire en toute vérité que le premier pas vers le doute religieux qui me troubla pendant mon adolescence, fut fait à ce moment, non parce que le malheur me poussait au murmure et à l’incrédulité, mais parce que l’idée sur l’injustice de la Providence, qui me venait en tête en ce moment de trouble moral absolu et d’isolement de toute une journée, fut comme le mauvais grain qui, tombant sur la terre humide, après la pluie, germe avec rapidité et enfonce ses racines. Parfois, je m’imagine que je vais mourir et je me représente vivement la surprise de Saint-Jérôme qui, en entrant dans le cabinet noir, trouvera, au lieu de moi, un cadavre. En me rappelant les récits de Natalia Savichna : que l’âme du défunt ne quitte pas la maison pendant quarante jours après la mort, je me voyais, après la mort, volant, invisible, dans toutes les chambres de la maison de grand’mère, j’entendais les larmes sincères de Lubotchka, les lamentations de grand’mère, et la conversation de papa avec Auguste Antonovitch :

« C’était un brave garçon, » prononce papa avec les larmes aux yeux. — Oui, répond Saint-Jérôme, mais un grand polisson » — « Vous devriez respecter les morts, dit papa, vous êtes cause de sa mort : vous l’avez effrayé, il ne pouvait supporter l’humiliation que vous lui prépariez. Sortez, canaille ! »

Et Saint-Jérôme tombe à genoux, pleure et demande pardon. Après quarante jours, mon âme s’envolera au ciel. Je vois là-bas quelque chose d’admirablement beau, blanc, transparent, long, et je sens que c’est ma mère. Cette chose blanche m’entoure, me caresse, mais je suis inquiet, je ne la reconnais pas. « Si c’est vraiment toi — dis-je alors, montre-toi à moi que je puisse t’embrasser » La voix me répond : « Ici nous sommes tous de même : je ne puis mieux t’embrasser, n’est-ce pas bien ainsi ? » — « Non, je me sens très bien, mais tu ne peux me chatouiller et je ne puis embrasser tes mains... » — « Ce n’est pas nécessaire, même sans cela c’est si beau ici, » dit-elle ; et je sens que c’est en effet très beau, et tous deux ensemble nous volons de plus en plus haut. Ici, subitement, je m’éveille à la réalité et, de nouveau, je me vois sur le coffre, dans le cabinet noir, avec les joues mouillées de larmes, et répétant sans aucun sens ces paroles : « Et nous volons de plus en plus haut. » Je fais longtemps le plus d’efforts que je puis pour m’expliquer ma situation, mais à ma pensée ne se présente qu’un lointain affreusement sombre et impénétrable. J’essaye de retourner de nouveau aux rêves doux et consolants que la réalité a interrompus, mais, à mon étonnement, dès que je retrouve la chaîne des rêves précédents, je vois qu’il m’est impossible de les continuer, et, ce qui est le plus étrange, qu’ils ne me font plus aucun plaisir.

 

XVI. — APRÈS LA PEINE VIENT LE PLAISIR

Je passai la nuit dans le cabinet noir et personne ne vint près de moi, mais le jour suivant, c’est-à-dire le dimanche, on me conduisit dans la petite chambre près de la salle de classe, et l’on m’enferma de nouveau. Je me pris à espérer que la punition se bornerait à la réclusion, et mes pensées, sous l’influence d’un bon sommeil réparateur, du clair soleil dont les rayons jouaient sur les dessins des vitres, et du bruit ordinaire du jour, dans la rue, commencèrent à se tranquilliser. Mais cependant, l’isolement m’était pénible : je voulais me mouvoir, raconter à quelqu’un tout ce que j’avais sur l’âme, et autour de moi il n’y avait aucune créature vivante. Cette situation était d’autant plus désagréable que, malgré toute l’humeur que j’en éprouvais, je ne pouvais ne pas entendre comment Saint-Jérôme, en se promenant dans sa chambre, sifflait, tout à fait insouciant, des motifs gais. J’étais absolument convaincu qu’il n’avait pas envie de siffler, mais le faisait seulement pour m’agacer.

À deux heures, Saint-Jérôme et Volodia descendirent et Nikolaï m’apporta à dîner, et quand je voulus engager avec lui la conversation sur ce que j’avais fait et ce qui m’attendait, il me dit :

— Eh monsieur ! ne vous tourmentez pas : après la peine vient le plaisir. — Bien que, et même par la suite, cette sentence soutînt maintes fois la fermeté de mon esprit et me consolât un peu, ce fait même qu’on m’avait envoyé non du pain et de l’eau, mais de tous les plats, même du dessert, des gâteaux, me donnait beaucoup à réfléchir. Si l’on ne m’avait pas envoyé de gâteaux, alors cela signifierait qu’on me punit de réclusion ; mais il apparaissait maintenant que je n’étais pas encore puni, que j’étais seulement éloigné des autres, comme un homme dangereux, mais que la punition m’attendait dans l’avenir. Pendant que j’étais plongé dans la résolution de cette question, dans la serrure de ma prison la clef tourna et Saint-Jérôme, avec un air sévère, solennel, entra dans la chambre.

— Venez chez votre grand’mère — dit-il sans me regarder.

Avant de sortir de la chambre, je voulus essuyer la manche de mon veston qui était salie de plâtre, mais Saint-Jérôme me déclara que c’était tout à fait inutile, comme si je me trouvais en une situation morale si triste qu’il n’était plus du tout nécessaire de me soucier de l’aspect extérieur.

Pendant que Saint-Jérôme, me tenant par la main, me conduisait à travers le salon, Katenka, Lubotchka et Volodia m’ont regardé avec cette même expression que nous avions toujours en regardant les forçats enchaînés qui passaient chaque lundi devant nos fenêtres. Quand je m’approchai du fauteuil de grand’mère, avec l’intention de lui baiser la main, elle se détourna de moi et cacha sa main sous sa mantille.

— Oui, mon cher — dit-elle après un temps assez long pendant lequel elle me regarda des pieds à la tête avec une telle expression que je ne savais pas où cacher mes yeux et mes mains ; — je ne puis dire que vous appréciez beaucoup mon amour et que vous êtes pour moi une vraie consolation. M. Saint-Jérôme qui, sur ma demande — ajouta-t-elle en traînant chaque mot — s’est chargé de votre éducation, ne veut plus, maintenant, rester dans ma maison. Pourquoi ? À cause de vous, mon cher. — J’espérais que vous seriez reconnaissant, — continua-t-elle après un court silence qui prouvait que son discours était préparé d’avance — pour ses soucis et pour sa peine, que vous pourriez apprécier ses mérites, et vous, blanc bec, gamin, vous avez levé la main sur lui ! C’est très bien ! Admirable !! Je commence à croire aussi que vous n’êtes pas capable de comprendre les bons traitements, et que pour vous il faut des moyens humiliants...

— Demande tout de suite pardon, — ajouta-t-elle d’un ton sévère, impérieux, en montrant Saint-Jérôme, — tu entends ?

Je regardai dans la direction de la main de grand’mère, et en voyant la redingote de Saint-Jérôme, je me détournai et ne bougeai pas de place, et de nouveau je sentis mon cœur défaillir.

— Eh bien, n’avez-vous pas entendu ce que je vous ai dit ?

Je tremblais de tout mon corps, mais ne bougeais pas.

— Coco ! — dit grand’mère, s’apercevant sans doute de la souffrance intérieure que j’éprouvais. — Coco, — fit-elle d’une voix non plus impérieuse mais tendre, — est-ce toi ?

— Grand’mère ! je ne lui demanderai pas pardon, pour rien... — dis-je en m’arrêtant tout à coup, car je sentis que je ne pourrais retenir plus longtemps les larmes qui m’étranglaient, si je disais encore un mot.

— Je t’ordonne, je te demande. Qu’as-tu ?

— Je... je... ne... veux... Je ne puis, — prononçai-je, et les sanglots contenus, amassés dans ma poitrine, renversèrent subitement l’obstacle qui les retenait et éclatèrent en un courant terrible.

— c’est ainsi que vous obéissez à votre seconde mère, c’est ainsi que vous reconnaissez ses bontés, — dit Saint-Jérôme d’une voix tragique, — à genoux.

— Mon Dieu, si elle voyait cela ! — fit grand’mère en se détournant de moi pour essuyer les larmes qui se montraient. — Si elle voyait... tout est pour le mieux. Oui, elle ne supporterait pas cette douleur, elle ne la supporterait pas.

Et grand’mère pleura de plus en plus fort. Je pleurais aussi, mais ne songeais même pas à demander pardon.

— tranquillisez-vous, au nom du ciel, madame la comtesse, — dit Saint-Jérôme.

Ma grand’mère ne l’écoutait déjà plus, elle cachait son visage dans ses mains, et ses sanglots se transformèrent bientôt en hoquets nerveux. Dans la chambre, avec des visages effrayés, Mimi et Gacha accoururent, une odeur de sels se répandit dans toute la maison, subitement s’entendirent des bruits de pas et des chuchotements.

— Admirez votre œuvre, — dit Saint-Jérôme en me ramenant en haut.

« Mon Dieu, qu’ai-je fait ? Quel horrible criminel je suis ! »

Aussitôt que Saint-Jérôme, après m’avoir dit d’aller dans ma chambre, descendit en bas, moi, sans me rendre compte de ce que je faisais, je courus par le grand escalier conduisant à la rue. Voulais-je fuir de la maison ou me noyer, je ne me le rappelle pas. Je sais seulement qu’en cachant mon visage dans mes mains, pour ne voir personne, je m’avançais de plus en plus par l’escalier.

— Où vas-tu ? — me demanda subitement une voix connue. — J’ai précisément besoin de toi, mon cher.

Je voulus fuir en avant, mais papa m’attrapa par la main et me dit sévèrement :

— Viens avec moi, mon cher ! Comment as-tu osé toucher le portefeuille dans le cabinet ? — et il m’entraîna derrière lui dans le petit divan. — Hein ! pourquoi gardes-tu le silence ? Hein ? — ajouta-t-il en me prenant l’oreille.

— Pardon, — dis-je, — je ne sais moi-même ce qui m’a pris en ce moment.

— Ah ! Ah ! tu ne sais pas ce qui t’a pris, tu ne le sais pas, tu ne le sais pas ! — répétait-il en me tirant l’oreille à chaque mot. — Mettras-tu encore ton nez où il ne faut pas ? Le mettras-tu ?

Malgré le mal affreux que je sentais à l’oreille, je ne pleurais pas, mais j’éprouvais un sentiment moral, agréable. Dès que papa lâcha mon oreille, je pris sa main et la couvris de larmes et de baisers.

— Bats-moi encore, — dis-je, derrière les larmes, — plus fort, plus fort, je suis lâche, odieux, je suis un homme malheureux !

— Qu’as-tu ? — fit-il, en me repoussant du coude.

— Non, je n’irai pas, à aucun prix, — dis-je en me cramponnant à son habit. — Tous me détestent, je le sais, mais au nom de Dieu, écoute-moi ; défends-moi ou chasse-moi de la maison. Je ne puis vivre, je ne puis vivre avec lui, il tâche de m’humilier par tous les moyens, il m’ordonne de me mettre à genoux devant lui, il veut me fouetter. Je ne puis supporter, je ne suis pas un bébé, je ne supporterai pas cela, je mourrai, je me tuerai. Il a dit à grand’mère que je suis lâche, et maintenant elle est malade, elle mourra à cause de moi, moi... avec... lui... au nom de Dieu, fouette-moi, au nom de Dieu, pourquoi... me... tour... mente-t-on ?

Les larmes m’étouffaient, je m’assis sur le divan, et n’ayant plus la force de parler, je laissai tomber ma tête sur les genoux de papa en sanglotant comme si je devais en mourir.

— Qu’as-tu, mon gros ? — dit papa avec compassion en se penchant vers moi.

— Il est mon tyran... mon persécuteur... je mourrai... personne ne m’aime ! — À peine pouvais-je parler et des convulsions me prirent.

Papa me souleva dans ses bras et me porta dans la chambre à coucher. Je m’endormis.

Quand je m’éveillai, il était déjà très tard, une bougie brûlait près de mon lit et dans la chambre étaient assis notre médecin, Mimi et Lubotchka. À leur air, on voyait qu’on avait peur pour ma santé. Et moi, je me sentais si bien et si léger après un sommeil de douze heures que j’aurais sauté immédiatement du lit s’il ne m’eût été désagréable de troubler leur certitude que j’étais très malade.

 

XVII. — LA HAINE

Oui, c’était un vrai sentiment de haine — non de celle qu’on décrit dans les romans et à laquelle je ne crois pas, cette haine qui, dit-on, procure du plaisir à faire du mal à un homme — mais de cette haine qui vous inspire un dégoût insurmontable pour un homme qui mérite cependant votre estime, de cette haine qui fait que les cheveux, le cou, la démarche, le son de la voix, tous les membres, tous les mouvements de cet homme vous font horreur, et qui, en même temps, avec une force inexplicable, vous attire vers cet homme, vous fait suivre avec une attention inquiète ses moindres actes. J’éprouvais ces sentiments envers Saint-Jérôme.

Saint-Jérôme était chez nous depuis une année et demie. En songeant maintenant et avec sang-froid à cet homme, je trouve que c’était un bon Français, mais un Français au plus haut degré. Il n’était pas sot, était assez instruit et remplissait honnêtement ses devoirs envers nous, mais il avait, ce qui est si général chez tous ses compatriotes, mais si contraire au caractère russe, les traits essentiels d’un léger égoïsme, de l’ambition, de l’audace, de la fatuité ignorante. Tout cela me déplaisait beaucoup. Il va sans dire que grand’mère lui avait expliqué son opinion sur la punition corporelle et qu’il n’osait pas me battre, mais malgré cela, souvent il menaçait, surtout moi, des verges, et il prononçait le mot fouetter (comme fouater) d’une façon si insupportable et avec une telle intonation, que fouetter semblait lui devoir faire grand plaisir.

Je n’avais nullement peur du mal de la punition, et je ne l’ai jamais subie, mais l’idée seule que Saint-Jérôme pouvait me frapper, me mettait dans un état douloureux de désespoir concentré et de fureur.

Il arrivait à Karl Ivanovitch, dans des moments d’impatience, de s’arranger personnellement avec nous par la règle ou par ses bretelles, mais je me souviens de cela sans aucune amertume. Même à cette époque que je décris (j’avais alors quatorze ans), si Karl Ivanovitch m’eût battu j’aurais supporté ses coups avec calme. J’aimais Karl Ivanovitch, je me le rappelais depuis moi-même, et j’étais habitué à le considérer comme un membre de la famille, mais Saint-Jérôme était un orgueilleux, très fat, pour lequel je ne sentais rien, sauf ce respect involontaire que m’inspiraient tous les grands. Karl Ivanovitch était un vieillard drôle, un diatka, que j’aimais de tout mon cœur, mais que dans mon idée enfantine, je plaçais cependant au-dessous de moi, quant à la condition sociale. Saint-Jérôme, au contraire, était un jeune homme élégant, joli, instruit et qui tentait d’être sur un pied d’égalité avec nous.

Karl Ivanovitch nous grondait et nous punissait toujours avec sang-froid ; on voyait qu’il considérait cela comme un devoir nécessaire mais désagréable. Saint-Jérôme, au contraire, aimait à se draper dans le rôle de mentor, il était évident qu’il punissait plus pour son propre plaisir que pour notre utilité. Il s’entraînait par son éloquence. Ses phrases françaises pompeuses, qu’il prononçait avec un fort accent sur la dernière syllabe ou sur les accents circonflexes, étaient pour moi franchement déplaisantes.

En se fâchant, Karl Ivanovitch disait : la comédie des marionnettes, polisson, mouche d’Espagne ; Saint-Jérôme nous appelait mauvais sujet, vilain garnement et autres épithètes du même genre, qui blessaient profondément mon amour-propre.

Karl Ivanovitch nous mettait à genoux, le visage vers le mur, et la punition résidait dans le mal physique provenant d’une telle posture ; Saint-Jérôme, en bombant sa poitrine et en faisant un geste majestueux de la main, d’une voix tragique criait : « à genoux, mauvais sujet ! » Il nous ordonnait de nous mettre à genoux, le visage vers lui, et de lui demander pardon. La punition était en même temps l’humiliation.

On ne me punit pas et personne même ne me rappela ce qui s’était passé, mais je ne pouvais oublier ce que j’avais éprouvé pendant ces deux jours, le désespoir, la honte, la peur, la haine. Bien que depuis ce temps Saint-Jérôme se montrât tout à fait désespéré à mon égard, et même ne s’occupât pas de moi, je ne pouvais me faire à le regarder avec indifférence. Chaque fois que, par hasard, nos yeux se rencontraient, il me semblait que mon regard exprimait une hostilité trop évidente, et je me hâtais de prendre un air indifférent : mais alors je m’imaginais qu’il comprenait ma feinte, je rougissais et me détournais tout à fait.

En un mot, il m’était pénible, au-delà de toute expression, d’avoir avec lui n’importe quelle relation.

 

XVIII. — LA CHAMBRE DES SERVANTES

Je me sentais de plus en plus isolé et mes principaux plaisirs étaient les réflexions et les observations solitaires. Dans le chapitre suivant je raconterai les sujets de mes réflexions ; quant aux sphères de mes observations, c’était principalement la chambre des servantes, dans laquelle se passait un roman très intéressant pour moi et très touchant.

L’héroïne de ce roman était, cela va sans dire, Macha. Elle s’était éprise de Vassili qui la connaissait avant qu’elle fût entrée en service et qui déjà avait promis de l’épouser. Le sort qui, cinq ans auparavant, les avait séparés, les rapprochait de nouveau dans la maison de grand mère, mais élevait un obstacle à leur amour réciproque en la personne de Nikolaï (l’oncle de Macha) qui ne voulait entendre parler du mariage de sa nièce avec Vassili, qu’il traitait d’homme dépourvu de bon sens et effréné.

Cette opposition eut un résultat : Vassili, qui auparavant, était assez indifférent et négligeait ses rapports avec Macha, tombait subitement amoureux d’elle, et amoureux comme seul peut l’être un domestique serf-tailleur, à blouse rose et à cheveux pommadés.

Bien que les témoignages de son amour fussent très étranges et ridicules (par exemple, en rencontrant Macha, il tâchait toujours de lui faire du mal, tantôt il la pinçait, tantôt il lui donnait un coup avec la main, où la serrait si fort qu’elle pouvait à peine respirer), son amour était sincère ; ce qui le prouvait, c’est que du jour où Nikolaï lui refusa catégoriquement la main de sa nièce, de chagrin, Vassili se mit à boire, fréquenta les cabarets, fit du tapage, en un mot se conduisit si mal que plus d’une fois il dut subir la peine honteuse de la salle de police. Mais ces actes et leurs conséquences semblaient avoir un certain mérite aux yeux de Macha, et ne faisaient qu’accroître son amour envers lui. Quand Vassili était au poste, Macha, sans cesser de pleurer de toute la journée, se plaignait de son destin amer à Gacha (qui prenait une part très vive aux amours des amants malheureux) et, méprisant les injures et les coups de son oncle, en cachette, elle courait au poste, visiter et consoler son ami.

Ne vous indignez pas, lecteurs, de la société dans laquelle je vous introduis. Si dans votre âme vibrent encore les cordes de l’amour et de la compassion, dans la chambre des servantes se trouveront des sons auxquels ces cordes résonneront. Qu’il vous plaise ou non de me suivre, je m’en vais sur le palier de l’escalier d’où je vois tout ce qui se passe dans la chambre des servantes. — Voilà le poêle bas, sur lequel sont : le fer à repasser, la poupée en carton au nez cassé, une cuvette, une cruche ; voilà la fenêtre sur laquelle sont en désordre : un morceau de cire noire, une pelote de soie, un concombre vert entamé et une petite boîte à bonbons ; voilà enfin une grande table rouge où se trouve, sur le travail commencé, une brique enveloppée d’indienne, et derrière la table est assise elle, dans la robe que j’aime tant, une robe de cotonnade rose, avec un fichu bleu-clair qui attire surtout mon attention. Elle coud, en s’arrêtant rarement pour se gratter la tête avec l’épingle, ou pour arranger la chandelle, et moi je regarde, et je pense : pourquoi n’est-elle pas née une dame, avec ses yeux bleu-clair, sa grosse tresse blonde, sa poitrine rebondie ! Comme ça lui irait bien d’être dans le salon avec un petit bonnet à rubans roses et dans une robe de chambre de soie pourpre, mais pas comme celle de Mimi, comme celle que j’ai vue au boulevard Tverskoié. Elle travaillerait à un métier à tapisserie et moi je la regarderais dans la glace, et tout ce qu’elle ne voudrait pas faire, je le ferais, je lui donnerais son manteau, je lui servirais à manger...

Quelle dégoûtante figure d’ivrogne a ce Vassili, avec son paletot étroit sur une chemise rose, malpropre ! Dans chaque mouvement de son corps, dans chaque courbure de son dos il me semble voir les signes indélébiles de la punition infamante qui l’a atteint.

— Quoi Vassia, encore ? — dit Macha à Vassili qui entre ; et elle pique l’aiguille dans la pelote, sans lever la tête.

— Eh bien quoi ? de lui peut-on attendre quelque chose de bien ? — répond Vassili. — Qu’il décide au moins quelque chose, autrement je me perds pour ça, pour rien, et tout à cause de lui.

— Vous prendrez du thé ? — demande Nadiejda, une autre femme de chambre.

— Je vous remercie. Et pourquoi me déteste-t-il, ce voleur, ton oncle, pourquoi ? Parce que j’ai un vrai habit, moi, parce que je suis fort, parce que j’ai bonne tournure, en un mot... eh ! eh ! — conclut Vassili en faisant un signe de main.

— Il faut se soumettre — dit Macha en coupant son fil avec ses dents, — et vous, vous êtes toujours comme ça...

— Je ne peux plus, voilà tout !

Dans ce moment, de la chambre de grand’mère, s’entend un grand coup, et la voix grondeuse de Gacha s’approche par l’escalier.

— Voilà, fais-lui du bien, quand elle ne sait elle-même ce qu’elle veut... maudite vie de galériens ! Ah ! que Dieu me pardonne mes péchés ! — murmure-elle en agitant les mains.

— Mes respects, Agafia Mikhaïlovna, — dit Vassili en se levant à sa rencontre.

— Va-t-en ! C’est pas ton respect qu’il me faut, — répond-elle en regardant sévèrement. — Et pourquoi viens-tu ici ? Est-ce la place d’un homme d’aller chez les filles ?

— Je voulais m’informer de votre santé — fait timidement Vassili.

— Je crèverai bientôt, voilà ma santé — crie Agafia Mikhaïlovna, encore plus en colère et ouvrant largement la bouche.

Vassili se mit à rire.

— Il n’y a pas de quoi rire, et si je te dis : va au diable, va-t’en. Voilà encore un vaurien, un lâche qui veut aussi se marier ! Eh bien ! file, va-t’en !

Et Agafia Mikhaïlovna, en trépignant, passa dans sa chambre et en ferma la porte si fort que les vitres tremblèrent.

À travers la cloison on l’entendit encore longtemps continuer à insulter tout et tous ; en maudissant la vie, elle jetait divers objets et tirait les oreilles de son chat favori : enfin la porte s’ouvrit, et le chat, lancé par la queue, tomba en poussant des miaulements plaintifs.

— Évidemment, il faudra venir une autre fois prendre du thé, — fit Vassili en murmurant au revoir.

— Ça ne fait rien — dit en clignant des yeux Nadiejda — j’irai regarder comment va le samovar.

— Et moi, je veux en finir — continua Vassili en s’asseyant près de Macha, dès que Nadiejda fut sortie de la chambre : — Ou j’irai directement à la comtesse et je lui dirai : Comme ça, comme ça, ou bien... je quitterai tout et je m’enfuirai au bout du monde, je vous le jure.

— Et moi, qu’est-ce que je deviendrai ?...

— Il n’y a que toi que je plains, sans cela, depuis longtemps ma tête serait libre, je te le jure par Dieu de Dieu.

— Vassia, pourquoi ne m’apportes-tu pas tes chemises à laver ? — demanda Macha après un court silence — autrement, tu vois, elle est toute noire — ajouta-t-elle en le prenant parle col de sa chemise.

En ce moment, en bas, on entendit la sonnette de grand’mère et Gacha sortit de sa chambre.

— Eh bien ! canaille, que lui veux-tu ? — dit-elle en poussant dans la porte Vassili, qui s’était levé à la hâte en la voyant. — Voilà, tu as amené la fille jusqu’à ce point et tu la tourmentes encore ; évidemment, ça te fait un grand plaisir de voir ses larmes. Va-t’en, que ton odeur ne soit pas ici. Et qu’as-tu trouvé de bon en lui — continua-t-elle en s’adressant à Macha. — Est-ce que ton oncle ne t’a pas assez battue aujourd’hui, pour lui ? Non, toujours la même chose : « Je n’épouserai personne sauf Vassili Grouskov. » Sotte !

— Et je n’épouserai personne, je n’aime personne, qu’il me batte jusqu’à la mort à cause de lui ! — dit Macha, en versant subitement des larmes.

Longtemps je regardai Macha, qui, allongée sur le coffre, essuyait ses pleurs avec son fichu. En m’efforçant, par tous les moyens, de changer d’opinion sur Vassili, je voulais trouver ce pourquoi il lui semblait si attrayant. Mais j’avais beau compatir très franchement à sa douleur, je ne pouvais nullement comprendre pourquoi une créature si charmante que me semblait Macha pouvait aimer Vassili.

« Quand je serai grand, » — raisonnai-je en entrant chez moi, — Petrovskoié sera ma propriété, Vassili et Macha seront mes serfs, je serai assis dans mon cabinet et je fumerai ma pipe. Macha repassera au fer dans la cuisine. Je dirai : « Envoyez-moi Macha ». Elle viendra, et personne ne sera dans la chambre... Subitement entrera Vassili et quand il verra Macha, il dira : « Je suis perdu ». Et Macha pleurera aussi, et moi je dirai : « Vassili ! je sais que tu l’aimes et qu’elle t’aime. Eh bien ! te voilà mille roubles, marie-toi avec elle, et que Dieu te donne le bonheur ». Et moi-même je m’en irai dans le divan. Parmi la quantité innombrable d’idées et de rêves qui passent sans laisser aucune trace dans l’esprit et dans l’imagination, il s’en trouve qui laissent une vibration profonde, sensible, si bien que, sans se rappeler le sens de la pensée, on se souvient qu’il y avait quelque chose de bon dans la tête, on sent la trace de la pensée et on tâche de la faire renaître. Telle trace profonde a laissé en mon âme la pensée du sacrifice de mon sentiment pour le bonheur que Macha ne pouvait trouver qu’en épousant Vassili.

 

XIX. — L’ADOLESCENCE

On me croira à peine si je dis quels étaient les sujets les plus fréquents de mes réflexions favorites, pendant mon adolescence — tant ils étaient incompatibles avec mon âge et ma situation. Mais selon moi, le contraste entre la situation de l’homme et son activité morale est l’indice le plus sûr de la vérité.

Pendant l’année durant laquelle je menai une vie isolée, concentrée, réfléchie, toutes les questions abstraites sur la destination de l’homme, sur la vie future, sur l’immortalité de l’âme, déjà se présentaient à moi ; et mon intelligence enfantine, faible, avec toute l’ardeur de l’inexpérience, tâchait de s’expliquer ces problèmes dont l’exposé est à lui seul le plus haut degré où peut atteindre l’esprit de l’homme, mais dont la solution ne lui est pas donnée.

Il me semble que le développement de l’esprit humain, dans chaque individu, suit la même voie que le développement de l’esprit dans la génération entière, que les idées qui servent de base aux diverses théories philosophiques, forment les particules indivisibles de l’esprit, mais que chaque homme les conçoit plus ou moins clairement avant même de connaître l’existence des théories philosophiques.

Ces idées se présentaient à mon esprit avec tant de clarté et de vivacité, que je tâchais même de les appliquer à la vie, en m’imaginant que j’étais le premier à découvrir telle grande et utile vérité.

Une fois, il me vint à l’idée que le bonheur ne dépend pas des causes extérieures, mais de notre rapport envers elles ; que l’homme qui est habitué à supporter la souffrance ne peut pas être malheureux ; et pour m’habituer au travail, malgré un mal terrible, je tenais, pendant cinq minutes, à bras tendu, le dictionnaire de Taticheff, ou je me rendais dans le cabinet noir, et avec une corde, je me fouettais si violemment par le dos nu, que des larmes, malgré moi, coulaient de mes yeux.

Ou bien, en me rappelant subitement que la mort m’attendait à chaque heure, à chaque moment, je décidais, sans me demander pourquoi, jusqu’ici, les hommes ne l’avaient pas compris, que l’homme ne peut être heureux qu’en jouissant du présent sans songer à l’avenir, et, sous l’influence de cette pensée, pendant trois jours, je négligeais tout à fait les leçons et ne pensais plus qu’à cela, lorsque, allongé au lit, je jouissais de la lecture d’un roman quelconque, ou lorsque je mangeais le pain d’épices au miel acheté de mon dernier argent.

Une autre fois, debout devant le tableau noir sur lequel je traçais avec la craie diverses figures, je fus subitement frappé d’une pensée : pourquoi la symétrie est-elle agréable aux yeux ? Qu’est-ce que la symétrie ? — C’est un sentiment inné, me répondis-je. Sur quoi est-il basé ? Est-ce qu’en tout, dans la vie, il y a une symétrie ? Au contraire, voilà la vie — et je traçai sur le tableau une figure ovale. — Après la vie, l’âme passe dans l’éternité ; voilà l’éternité, — et de l’autre côté de la figure ovale je traçai une ligne allant jusqu’au bout du tableau. Pourquoi donc, de l’autre côté, n’y a-t-il pas de figure pareille ? Et en effet, quelle peut être l’éternité seulement d’un côté ? Probablement que nous avons existé avant cette vie, bien que nous en ayons tout à fait perdu le souvenir.

Ce raisonnement qui me semblait extraordinairement neuf et dont maintenant je puis à peine saisir les liens, me plaisait énormément, et prenant une feuille de papier, je pensai l’y consigner ; mais avant cela, dans ma tête accoururent spontanément une telle foule d’idées que je fus forcé de me lever et de marcher par la chambre. Quand je m’approchai de la fenêtre, mon attention fut attirée par le cheval, que le cocher attelait au tonneau à eau, et toutes mes pensées se concentrèrent sur la solution de cette question : Dans quel animal, ou dans quel homme passera l’âme de ce cheval quand il crèvera ? En ce moment, Volodia traversa la chambre et sourit en remarquant que je réfléchissais à quelque chose ; et ce sourire suffit à me faire comprendre que tout ce à quoi je pensais n’était qu’une affreuse bêtise.

Je n’ai raconté ce cas, mémorable pour moi, que pour donner au lecteur une idée de ce qu’étaient mes méditations.

Mais aucun système philosophique ne m’influença davantage que le scepticisme qui, à une certaine époque, me mena à un état voisin de la folie. Je m’imaginais qu’outre moi, rien ni personne n’existait en ce monde, que les objets n’étaient pas des objets mais des images qui n’existaient que quand je faisais attention à elles, et qui disparaissaient dès que je cessais d’y penser. En un mot, je tombais d’accord avec Schelling, dans la conviction qu’il existe non des objets, mais notre rapport envers eux. Parfois, sous l’influence de cette idée obsédante, j’arrivais à un tel degré d’énervement que je me retournais subitement du côté opposé en espérant saisir à l’improviste le Néant, Où je n’étais pas.

Quel misérable et infortuné rouage de l’activité morale est l’esprit humain !

Mon faible esprit ne pouvait pénétrer l’impénétrable et, dans ce travail hors de mes forces, je perdis l’une après l’autre les convictions auxquelles, pour le bonheur de ma vie, je n’aurais jamais dû toucher.

De tout ce lourd travail moral, je ne retirai rien sauf une agilité d’esprit qui affaiblit en moi la volonté, et l’habitude de l’analyse morale perpétuelle, qui a détruit la fraîcheur du sentiment et la clarté de la raison.

Les idées abstraites se forment grâce à la capacité de l’homme de saisir, par la conscience, un certain état momentané de l’âme et de le transporter dans le souvenir. Ma capacité de réflexion abstraite développa en moi la conscience jusqu’à un degré si anormal, que souvent, en commençant à penser aux choses les plus simples, je tombais dans le cercle vicieux de l’analyse de mes idées. Je ne pensais déjà plus à la question qui m’occupait, mais je pensais sur ce à quoi je pensais. En me demandant à moi-même : À quoi est-ce que je pense ? Je répondais : Je pense à ce que je pense. Et maintenant, à quoi est-ce que je pense ? Je pense que je pense à quoi je pense, etc. Ma raison perdait son équilibre...

Cependant, les découvertes philosophiques que je faisais flattaient extraordinairement mon amour-propre ; souvent je me croyais un grand homme qui découvre, pour le bonheur de toute l’humanité, une nouvelle vérité et avec la conscience fière de ma dignité, je regardais les autres mortels ; mais, chose étrange, quand je me heurtais à ces mortels, je tremblais devant chacun, et plus je m’élevais dans ma propre opinion, moins j’étais capable avec les autres, non seulement de montrer la conscience de ma propre dignité, mais je ne pouvais même m’habituer à ne pas avoir honte au mot le plus simple, au moindre mouvement.

 

XX. — VOLODIA

Oui, plus j’avance dans la description de cette époque de ma vie, plus elle devient lourde et difficile pour moi. Rarement, rarement, parmi les souvenirs de cette époque, je trouve des heures du sentiment sincère, ardent, qui éclairait si brillamment et sans cesse le commencement de ma vie. Involontairement, j’ai le désir de franchir au plus vite le désert de l’adolescence et d’atteindre ce moment heureux, où de nouveau, le sentiment vraiment tendre et noble de l’amitié éclaira d’une pure lumière la fin de cette période et le commencement de la nouvelle période, pleine de charme et de poésie, celle de la jeunesse.

Je ne suivrai pas heure par heure mes souvenirs, mais je jetterai un rapide coup d’œil sur les principaux d’entre eux, depuis le moment où je suis arrivé dans mon récit jusqu’à mon rapprochement avec un homme extraordinaire qui eut une influence décisive et bienfaisante sur mon caractère et ma direction.

Ces jours-là, Volodia rentrera à l’Université, déjà des professeurs particuliers viennent pour lui seul, et moi, avec l’envie et le respect involontaire j’écoute comment en frappant avec la craie sur le tableau noir, il parle de fonctions, de coordonnées, etc., expressions qui me semblent d’une science intangible. Mais voilà, un dimanche, après le dîner, dans la chambre de grand’mère se réunissent tous les professeurs, deux professeurs de l’Université, et en présence de papa et de quelques invités on fait une répétition de l’examen de l’Université. Et Volodia, à la grande joie de grand mère, montre des connaissances extraordinaires. À moi aussi on pose des questions sur certaines matières, mais je suis très faible, et, devant grand’mère, les professeurs tâchent visiblement de cacher mon ignorance, ce qui me confond encore plus. Cependant, on fait très peu attention à moi, je n’ai que quinze ans, c’est-à-dire qu’avant l’examen, j’ai encore une année. Volodia descend seulement pour le dîner, et toute la journée et même le soir, il reste en haut à étudier et non par force mais de son plein gré. Il est très ambitieux et il ne veut pas passer l’examen médiocrement, mais brillamment.

Mais voilà : le jour du premier examen est arrivé.

Volodia s’habille en frac bleu à boutons de cuivre, il a une montre d’or et des souliers vernis ; du perron s’approche le phaéton de papa, Nikolaï défait le tablier, et Saint-Jérôme et Volodia vont à l’Université. Les fillettes, surtout Katenka, avec un visage joyeux, rayonnant, regardent par la fenêtre la silhouette élégante de Volodia qui monte dans la voiture ; papa dit : « Dieu veuille, Dieu veuille, » et grand’mère qui s’est traînée jusqu’à la fenêtre, les larmes aux yeux, fait des signes de croix sur Volodia, jusqu’à ce que le phaéton disparaisse derrière le coin d’une petite ruelle, et elle murmure quelque chose.

Volodia revient. Tous, impatients, l’interrogent : « Eh bien ? Quoi ? Bon ? Combien ? » Mais rien qu’à sa figure rayonnante on voit que c’est très bien, Volodia a eu cinq. Le jour suivant on l’accompagne avec les mêmes souhaits de succès et la même crainte, et on attend son retour avec la même impatience et la même joie. Ainsi durant neuf jours ; le dixième jour est réservé au dernier et au plus difficile examen, celui d’instruction religieuse.

Tous sont près de la fenêtre et l’attendent avec une impatience plus grande encore. Il est déjà deux heures et Volodia n’est pas là.

— Mon Dieu ! Mes aïeux !... les voilà, les voilà ! crie Lubotchka en se collant contre la fenêtre.

Et en effet, dans le phaéton, à côté de Saint-Jérôme est assis Volodia, mais il n’est déjà plus en frac bleu et en chapeau gris, mais en uniforme d’étudiant, avec un col bleu brodé, un tricorne et l’épée dorée au côté.

— Que n’es-tu vivante ! — exclame grand’mère en apercevant Volodia en uniforme, et elle s’évanouit.

Volodia, le visage joyeux, court dans l’antichambre, il embrasse moi, Lubotchka, Mimi et Katenka qui rougit jusqu’aux oreilles. Volodia ne se connaît plus de joie. Ah ! comme il est beau dans cet uniforme ! Comme le col bleu sied bien à ses petites moustaches noires, naissantes ! Quelle taille longue et fine, il a ! Quelle allure noble I En ce jour mémorable, tous dînèrent dans la chambre de grand’mère. Sur tous les visages rayonne la joie, et pendant le dîner, au moment de l’entremets, le maître d’hôtel, avec une physionomie de circonstance, solennelle et en même temps joyeuse, apporte une bouteille de Champagne enveloppée d’une serviette. Grand’mère, pour la première fois depuis la mort de maman, boit du Champagne, elle en boit une coupe entière en félicitant Volodia, et de nouveau, pleure de joie en le regardant. À présent, Volodia sort déjà seul dans son propre équipage, il reçoit chez lui des invités à lui ; il fume, il fréquente les bals et moi-même une fois, dans sa chambre, je l’ai vu boire, avec ses camarades, deux bouteilles de Champagne, et eux en vidant chaque coupe, invoquaient la santé de quelque personne mystérieuse et discutaient à qui aurait le fond de la bouteille. Cependant, il dîne régulièrement à la maison, et après dîner, comme auparavant il s’asseoit dans le divan et cause sans cesse mystérieusement avec Katenka ; autant que je puis le comprendre, ne prenant pas part à la conversation, ils causent seulement des héros et des héroïnes des romans qu’ils ont lus, de la jalousie, de l’amour, et je ne puis nullement comprendre ce qu’ils peuvent trouver d’amusant à de pareilles conversations et pourquoi ils sourient si finement en discutant si chaleureusement. En général, je remarque qu’entre Katenka et Volodia, outre l’amitié très compréhensible entre camarades d’enfance, existent des relations étranges qui les éloignent de nous et les lient mystérieusement entre eux.

 

XXI. — KATENKA ET LUBOTCHKA

Katenka a seize ans, elle est grande ; les formes anguleuses, la timidité, la gaucherie des mouvements, propres à la fillette, durant l’âge ingrat, ont fait place à la fraîcheur et à la grâce de la fleur qui vient de s’épanouir, mais elle n’a pas du tout changé. Les mêmes yeux bleu-clair, le même regard souriant, le même nez petit et droit, aux fortes narines et dont la ligne se confond presque avec celle du front, la petite bouche au sourire clair, les mêmes fossettes dans ses petites joues roses et transparentes, les mêmes petites mains blanches... et comme avant, lui convient remarquablement le nom de petite fille proprette. Le nouveau en elle, c’est seulement la grosse tresse blonde qu’elle porte comme une grande demoiselle et la poitrine naissante dont l’apparition évidemment, la réjouit et la gêne.

Mais bien que Lubotchka ait grandi avec elle, sous tous les rapports, elle est autre.

Lubotchka n’est pas de haute taille et grâce à la maladie anglaise, ses jambes sont en pattes de canard et sa taille est très vilaine. Ce qu’elle a de bien dans toute sa personne, ce sont les yeux et ses yeux sont vraiment beaux, grands, noirs, avec une expression infiniment agréable et naïve qui ne peut point ne pas arrêter l’attention. Lubotchka est toujours et en tout, simple et naturelle ; Katenka paraît vouloir ressembler à quelqu’un. Lubotchka regarde toujours droit, et parfois, quand elle arrête sur quelqu’un ses grands yeux noirs, elle les y laisse si longtemps qu’on la gronde pour cela en lui faisant remarquer que c’est impoli ; Katenka, au contraire, baisse les paupières, cligne les yeux, et affirme qu’elle est myope, tandis que je sais très bien qu’elle voit admirablement. Lubotchka n’aime pas faire de grimaces devant les étrangers et quand quelqu’un l’embrasse devant des invités, elle prend un air mécontent et dit qu’elle n’aime pas les tendresses ; au contraire, devant les invités Katenka devient surtout tendre envers Mimi, et aime beaucoup, en enlaçant une fillette quelconque, traverser le salon. Lubotchka est une terrible rieuse, et parfois, dans l’accès de rire, elle agite les mains et court par la chambre ; Katenka, au contraire, ferme sa bouche avec son mouchoir ou ses mains, quand elle commence à rire. Lubotchka est toujours assise droit, et marche les bras ballants ; Katenka penche la tête, un peu de côté et marche en pliant les bras. Lubotchka est toujours très heureuse quand elle réussit à parler à un monsieur âgé, et elle dit qu’elle se mariera absolument avec un hussard ; Katenka dit que tous les hommes sont répugnants, qu’elle ne se mariera jamais, et quand un homme lui parle, elle se trouble comme si elle avait peur. Lubotchka est toujours mécontente de Mimi parce qu’elle la serre tellement dans son corset qu’elle « ne peut respirer, » et elle aime à manger ; Katenka, au contraire, en mettant son doigt sous la basque de sa robe nous montre comme elle est large, et elle mange très peu. Lubotchka aime à dessiner de petites têtes ; Katenka ne dessine que des fleurs et des papillons. Lubotchka joue très correctement les concerto de Field et quelques sonates de Beethoven ; Katenka joue des variations et des valses, retient la mesure, frappe sans cesse, prend la pédale, et avant de commencer à jouer quelque chose, avec sentiment, prend trois accords arpeggio.

Mais, selon mon opinion d’alors, Katenka ressemblait plus à une grande personne et c’est pourquoi elle me plaisait infiniment plus.

 

XXII. — PAPA

Papa est surtout gai depuis que Volodia est entré à l’Université, et plus souvent qu’à l’ordinaire, il vient dîner chez grand’mère. Cependant la cause de sa gaieté, je l’ai su par Nikolaï, c’est qu’il a beaucoup gagné au jeu ces temps derniers. Il arrive même que le soir, avant d’aller au cercle, il passe chez nous, s’asseoit au piano, nous réunit autour de lui et, battant la mesure avec les semelles de ses souliers plats (il ne peut souffrir les talons et jamais n’en porte), il chante des chansons tziganes. Et alors il faut voir l’admiration comique de sa favorite Lubotchka, qui de son côté l’adore. Parfois, il vient aux leçons, et le visage grave, m’écoute réciter, mais par les quelques mots avec lesquels il veut me reprendre, je vois bien que lui-même sait mal ce qu’on m’enseigne. Quelquefois, en cachette, il cligne des yeux et nous fait signe quand grand’mère commence à se fâcher et à grogner contre nous sans aucune cause.

« Eh bien ! nous avons été attrapés, mes enfants ! » dit-il ensuite. En général, à mes yeux il descend peu à peu de cette hauteur inaccessible où le plaçait mon imagination d’enfant. Je baise ses longues mains blanches avec le même sentiment d’amour et de respect, mais je me permets déjà de penser sur lui, de juger ses actes, et involontairement me viennent sur lui des pensées que je suis effrayé d’avoir. Jamais je n’oublierai un fait qui m’a inspiré beaucoup de toutes ces pensées et m’a causé de vraies souffrances morales.

Une fois, très tard dans la soirée, il est entré au salon en frac et en gilet blanc, pour amener avec lui, au bal, Volodia qui, à ce moment, s’habillait dans sa chambre. Grand’mère, dans la chambre à coucher, attendait que Volodia vint se montrer à elle (elle avait l’habitude, avant chaque bal, de l’appeler chez elle, de le bénir, de l’examiner et de lui faire des recommandations). Dans le salon, éclairé d’une seule lampe, Mimi et Katenka allaient et venaient et Lubotchka, assise au piano, étudiait le deuxième concerto de Field, le morceau favori de maman.

Je n’ai jamais rencontré une aussi grande ressemblance de famille qu’entre ma sœur et maman. Cette ressemblance n’était ni dans le visage, ni dans la stature, mais dans quelque chose d’insaisissable, dans les mains, dans la manière de marcher et surtout dans la voix et dans quelques expressions. Quand Lubotchka se fâchait et disait : « Il y a un siècle entier qu’on ne me laisse pas » ces mots : il y a un siècle entier, que maman avait l’habitude de dire, elle les prononçait d’une telle façon, en traînant un siècle entier, qu’on croyait entendre maman. Mais la plus extraordinaire ressemblance était dans son jeu au piano et dans toutes ses attitudes en jouant ; elle arrangeait ses jupes et tournait la feuille, par le haut, de la main gauche, de la même façon que maman ; comme elle aussi, de dépit, elle frappait du poing le clavier, quand elle ne pouvait venir à bout d’un passage difficile, et disait : « Ah ! mon Dieu ! » Et elle avait la même insaisissable délicatesse et netteté de jeu, de ce délicieux jeu de l’école de Field, si bien appelé jeu perlé, dont tous les trucs et tours de force des pianistes modernes n’ont pu faire oublier le charme.

Papa entra au salon à petits pas rapides et s’approcha de Lubotchka qui cessa de jouer en l’apercevant.

— Non, Luba, joue, joue, — dit-il en la rasseyant, — tu sais comme j’aime à t’écouter.

Lubotchka continua à jouer et longtemps, papa, appuyé sur les mains, resta assis en face d’elle ; ensuite, rapidement, faisant un mouvement d’épaules, il se mit à marcher dans la chambre. Chaque fois qu’il s’approchait du piano, il s’arrêtait et longtemps fixait Lubotchka. À ses mouvements et à sa marche, je remarquai qu’il était ému. Traversant plusieurs fois le salon, il s’arrêta derrière la chaise de Lubotchka, baisa sa tête brune et ensuite, se tournant rapidement il reprit sa promenade. Quand Lubotchka, en finissant, s’approcha de lui et lui demanda :

— Est-ce bien ?

Silencieusement il lui prit la tête et se mit à embrasser son front et ses yeux avec une tendresse que je n’avais jamais vue en lui.

— Ah ! mon Dieu ! tu pleures ? — fit soudain Lubotchka en laissant tomber de ses mains la chaîne de sa montre, et en fixant sur lui de grands yeux étonnés. — Je te demande pardon, mon cher petit papa, j’ai oublié tout à fait que c’est le morceau de maman.

— Non, mon amie, joue-le plus souvent, — dit-il d’une voix tremblante d’émotion. — Si tu savais comme cela me fait du bien de pleurer avec toi...

Il l’embrassa encore une fois, et tâchant de cacher son émotion, en secouant les épaules, il sortit par la porte qui, du couloir, conduisait à la chambre de Volodia.

— Voldemar ! es-tu bientôt prêt ? — cria-t-il en s’arrêtant au milieu du corridor. En ce moment même, devant lui, passait la bonne Macha, qui, en apercevant le maître, baissa la tête et voulut faire un détour. Il l’arrêta. — « Eh bien, chaque jour plus belle », — fit-il en se penchant vers elle. Macha rougit et baissa la tête encore plus.

— Permettez, murmura-t-elle.

— Voldemar, quoi, bientôt ? — répéta papa en se secouant et en toussant, quand Macha étant passée, il me remarqua...

J’aime mon père, mais la raison vit indépendamment du cœur, et souvent elle renferme en soi des pensées qui blessent le sentiment et qui sont incompréhensibles et cruelles pour le cœur. Et de telles pensées, bien que je tâchasse de les éloigner, venaient en moi.

 

XXIII. — GRAND-MÈRE

Grand’mère devient plus faible de jour en jour ; la sonnette, la voix de la grondeuse Gacha, et le claquement des portes se font entendre plus fréquemment dans sa chambre ; elle ne reçoit déjà plus dans le cabinet, dans son voltaire, mais dans sa chambre à coucher, dans un lit très haut, avec quantité de coussins ornés de dentelles. En lui disant bonjour, je remarque à sa main un gonflement jaunâtre, et dans la chambre est répandue une odeur lourde que j’ai sentie il y a cinq ans, dans la chambre de maman. Le docteur vient chez elle trois fois par jour et il y a eu déjà quelques consultations. Mais son caractère, ses allures hautaines et sans gêne avec tous les familiers, et surtout avec papa, n’ont nullement changé. De la même manière, elle traîne ses mots, lève ses sourcils et dit : « Mon cher. »

Mais depuis quelques jours déjà, on ne nous laisse pas aller chez elle, et, un matin, Saint-Jérôme, pendant la classe, me proposa d’aller me promener avec Lubotchka et Katenka. Étant assis dans le traîneau, je remarquai que devant les fenêtres de grand’mère, la rue était couverte de paille, et que des individus quelconques, en blouse bleue, stationnaient devant notre porte cochère et malgré cela, je ne compris pourquoi on nous envoyait nous promener à cette heure indue.

Ce jour-là, pendant la promenade, moi et Lubotchka, nous nous trouvions, je ne sais pourquoi, dans cette disposition d’esprit particulièrement gaie, où la chose la plus simple, la moindre parole, le moindre mouvement font rire... Un colporteur tenant un éventaire court à pas rapides à travers la rue, nous rions. Un cocher déguenillé, conduisant au galop, agite les extrémités des guides, et rattrape notre traîneau ; nous éclatons de rire. Le fouet de Philippe s’accroche à l’arc du traîneau, lui en se retournant crie : eh ! et nous mourons de rire. Mimi, d’un air mécontent, dit qu’il n’y a que les sots qui rient sans cause, et Lubotchka, toute rouge de l’effort qu’elle fait pour se retenir, me regarde en dessous, nos yeux se rencontrent et nous éclatons d’un tel rire homérique, que des larmes se montrent dans nos yeux, et nous ne pouvons retenir l’éclat de rire qui nous étouffe. À peine sommes-nous un peu calmés, que je regarde Lubotchka et prononce notre mot favori, à la mode parmi nous depuis quelque temps et qui provoque toujours le rire, et de nouveau nous éclatons.

En approchant de la maison, je venais d’ouvrir la bouche pour faire à Lubotchka une magnifique grimace, quand subitement le couvercle noir d’un cercueil appuyé contre le battant de la porte du perron, frappa mes yeux, et ma bouche resta dans la même grimace.

— votre grand’mère est morte ! — dit Saint-Jérôme, avec un visage pâle, en s’avançant vers nous.

Tout le temps que le corps de grand’mère est dans la maison, j’éprouve le sentiment pénible de la peur de la mort, c’est-à-dire que le cadavre me rappelle très vivement et péniblement qu’un jour viendra où moi aussi je mourrai, sentiment qu’on est habitué à confondre avec la tristesse. Je ne regrette pas grand’mère, et à dire vrai, à peu près personne ne la regrette. Bien que la maison soit pleine d’invités en deuil, personne n’est triste de sa mort, sauf une personne dont la douleur désespérée me frappe plus que je ne saurais le dire. Cette personne c’est la femme de chambre Gacha. Elle va au grenier, s’y enferme et pleure sans cesse, elle se maudit, s’arrache les cheveux, ne veut rien entendre et dit qu’après la mort de sa maîtresse aimée il ne lui reste plus qu’à mourir.

Je répète de nouveau qu’en matière de sentiments, l’invraisemblable est le plus sûr indice de la vérité.

Grand’mère n’est plus, mais son souvenir et divers commentaires sur elle vivent dans notre maison. Ces commentaires se rapportent principalement au testament qu’elle a fait avant le dénouement et que personne ne connaît sauf son exécuteur testamentaire, le prince Ivan Ivanovitch. Parmi les domestiques de grand’mère je remarque une certaine émotion et souvent j’entends des racontars : à qui iront-ils ? et j’avoue, que malgré moi, je pense avec joie que nous recevrons l’héritage.

Au bout de six semaines, Nikolaï, la gazette ordinaire des nouvelles de notre maison, me raconta que grand’mère avait laissé tous ses biens immeubles à Lubotchka, en lui donnant pour tuteur jusqu’à son mariage, non papa, mais le prince Ivan Ivanovitch.

 

XXIV. — MOI

Il ne me reste que quelques mois avant l’entrée à l’Université. J’étudie bien, et non seulement j’attends sans peur mes professeurs, mais je trouve même un certain plaisir aux leçons.

C’est pour moi un plaisir d’exposer clairement et nettement la leçon apprise. Je me prépare pour entrer à la faculté des sciences mathématiques, et à vrai dire ce choix tient uniquement à ce que les mots : sinus, tangente, différentiel, intégrale, etc., me plaisent beaucoup.

Je suis beaucoup plus petit que Volodia, large d’épaules et trapu. Je suis resté laid, et comme avant, je m’en désole. Je tâche de paraître original ; la seule chose qui me console, c’est qu’une fois papa a dit de moi, que j’ai un museau intelligent, et je le crois fermement.

Saint-Jérôme est content de moi, me loue, et non seulement je ne le déteste pas, mais quand il dit parfois : qu’avec mes capacités et mon intelligence, c’est une honte de ne pas faire ceci ou cela, il me semble même que je l’aime.

Mes observations dans la chambre des bonnes ont cessé depuis longtemps, j’ai honte de me cacher derrière les portes et, en outre, la conviction de l’amour de Macha pour Vassili m’a, je l’avoue, refroidi un peu. Le mariage de Vassili pour lequel, sur sa prière, j’ai demandé la permission à papa, m’a guéri définitivement de cette passion malheureuse.

Quand les jeunes mariés, portant des bonbons sur le plateau, sont venus chez papa pour le remercier, et que Macha, en bonnet à rubans bleu ciel, nous remercia tous pour quelque chose en embrassant chacun sur l’épaule, je ne sentis que l’odeur de la pommade rose de ses cheveux et pas la moindre émotion.

En général, je commence à me débarrasser peu à peu de mes défauts de l’adolescence, sauf cependant du principal, qui me nuira beaucoup dans la vie : de ma disposition à raisonner.

 

XXV. — LES AMIS DE VOLODIA

Bien que dans la société des connaissances de Volodia, je jouasse un rôle qui blessait mon amour-propre, j’aimais à être dans sa chambre quand il y avait du monde chez lui, et à observer en silence tout ce qui s’y passait. Plus souvent que les autres, venaient chez Volodia l’aide de camp Doubkov et un étudiant, le prince Nekhludov. Doubkov était un petit brun sanguin, qui n’était déjà plus de la première jeunesse ; bien qu’ayant les jambes courtes, il n’était pas mal de sa personne, et il était toujours gai. C’était une de ces personnes bornées qui sont surtout agréables par cela même qu’elles sont bornées, qui ne peuvent voir les choses de divers côtés et qui sont toujours enthousiastes. Les raisonnements de tels hommes sont toujours très étroits et erronés, mais eux-mêmes sont toujours sincères et satisfaits. Même leur égoïsme étroit semble, je ne sais pourquoi, excusable et charmant. En outre, pour Volodia et pour moi, Doubkov avait un double charme : un aspect martial, et précisément l’âge que les jeunes gens ont l’habitude d’assimiler à la conception du comme il faut, qui est très apprécié alors. Toutefois, Doubkov était vraiment ce qu’on peut appeler « un homme comme il faut. » Une seule chose m’était désagréable, c’est que Volodia, devant lui, avait l’air honteux de mes actes les plus innocents, et de ma jeunesse.

Nekhludov n’était pas si beau : ses petits yeux gris, son front bas et droit, la longueur démesurée de ses mains et de ses pieds, ne pouvaient être considérés comme de beaux traits. Ce qu’il avait de bien, c’était la haute taille, le teint frais et des dents éblouissantes. Mais son visage revêtait une expression énergique et originale due aux yeux petits et brillants, et, grâce à l’expression mobile, tantôt sévère, tantôt presque enfantine du sourire, il était impossible de ne pas le remarquer.

Il semblait très timide, car la moindre chose le faisait rougir jusqu’aux oreilles, mais sa timidité ne ressemblait pas à la mienne ; plus il rougissait, plus son visage exprimait de résolution, comme s’il se fâchait contre lui-même pour sa faiblesse.

Bien qu’il semblât très ami avec Doubkov et Volodia, il était évident que seul le hasard les avait unis. Leurs opinions étaient tout à fait différentes : Volodia et Doubkov avaient peur de tout ce qui ressemblait aux raisonnements et à la sentimentalité. Nekhludov, au contraire, était enthousiaste au plus haut degré et souvent, malgré les moqueries, il se lançait dans des discussions sur les questions philosophiques et sur les sentiments. Volodia et Doubkov aimaient à causer des objets de leur amour (et ils étaient amoureux de plusieurs à la fois, et tous deux des mêmes). Nekhludov, au contraire, se fâchait toujours sérieusement quand on lui faisait des allusions à sa passion pour une certaine rousse.

Volodia et Doubkov se permettaient souvent de railler aimablement leurs parents ; au contraire, on pouvait mettre Nekhludov hors de lui, en faisant une allusion désagréable à sa tante pour laquelle il avait une adoration enthousiaste. Volodia et Doubkov, après le souper, s’en allaient dans quelque endroit sans Nekhludov, et l’appelaient la jeune fille timide.

Le prince Nekhludov me frappa dès la première fois, tant par sa conversation que par son extérieur. Mais bien que nous eussions beaucoup d’opinions communes — ou peut-être précisément pour cela — le sentiment qu’il m’inspira la première fois que je le vis était loin d’être amical. Son regard mobile, sa voix ferme, son air hautain et surtout l’indifférence absolue qu’il me montrait, me déplaisaient. Souvent, pendant la conversation, j’avais grande envie de le contredire ; pour mâter son orgueil, je voulais triompher de lui dans une discussion, lui prouver que j’étais intelligent bien qu’il ne daignât faire aucune attention à moi. La timidité me retenait.

 

XXVI. — LES RAISONNEMENTS

Volodia allongé sur le divan, et appuyé sur le coude, lisait un roman français, quand, après les classes du soir, selon mon habitude, j’entrai dans sa chambre. Pour une seconde il souleva la tête pour regarder et de nouveau se remit à lire — mouvement très simple et très naturel, mais qui me fit rougir. Il me semblait voir dans son regard la question : pourquoi es-tu venu ici ? et dans l’inclinaison rapide de la tête, le désir de me cacher ce regard. Cette disposition à interpréter le moindre, le plus simple geste était alors chez moi très caractéristique. Je m’approchai de la table et pris aussi un livre, mais avant de me mettre à lire, il me vint en tête que c’était un peu ridicule, ne nous étant pas vus d’un jour entier, de ne pas causer ensemble.

— Eh bien, tu seras à la maison, ce soir ?

— Je ne sais pas ; et quoi ?

— Comme ça, dis-je ; — et voyant que la conversation ne mordait pas, je pris le livre et commençai à lire.

C’est étrange : en tête à tête avec Volodia, pendant des heures entières, nous gardions le silence, mais il suffisait de la présence d’un tiers, même silencieux, pour qu’entre nous commençât la conversation la plus intéressante et la plus variée. Nous sentions que nous nous connaissions trop bien l’un l’autre, et se connaître trop ou trop peu empêche également le rapprochement.

— Volodia est à la maison ? — s’entendit de l’antichambre, la voix de Doubkov.

— Oui, — dit Volodia en baissant ses jambes et en posant son livre sur la table.

Doubkov et Nekhludov, en manteau et en chapeau, entrèrent dans la chambre.

— Eh bien, vous allez au théâtre, Volodia ?

— Non, je n’ai pas le temps, — répondit-il en rougissant.

— En voilà des bêtises ; allons, s’il te plaît !

— Mais je n’ai même pas de billet.

— Tu en auras tant que tu voudras à l’entrée.

— Attends, je reviens tout de suite, — répondit Volodia pour s’esquiver ; et faisant un mouvement d’épaules, il sortit de la chambre.

Je savais que Volodia désirait vivement aller au théâtre où l’appelait Doubkov, et qu’il refusait seulement parce qu’il n’avait pas d’argent et qu’il était sorti pour emprunter au concierge cinq roubles jusqu’à sa prochaine mensualité.

— Bonjour, diplomate ! fit Doubkov en me tendant la main.

Les amis de Volodia m’appelaient diplomate parce qu’une fois, après le dîner, chez feu ma grand’mère, en causant de notre avenir, elle avait dit que Volodia serait militaire et qu’elle espérait me voir diplomate en frac noir, et coiffé à la coq, ce qui était, à son avis, l’attribut nécessaire du titre de diplomate.

— Où est allé Volodia ? — me demanda Nekhludov.

— Je ne sais pas, — répondis-je en rougissant à la pensée qu’il devinait sans doute pourquoi Volodia était sorti.

— Probablement qu il n’a pas d’argent, n’est-ce pas, diplomate ? — ajouta-t-il affirmativement, en interprétant mon sourire. Moi non plus je n’ai pas d’argent, et toi, Doubkov, en as-tu ?

— Voyons, — dit Doubkov en tirant sa bourse et en tâtant très soigneusement quelque menue monnaie, avec ses doigts courts. — Voilà cinq copeks, en voilà vingt et crrri...k, — fit-il en faisant de la main un geste comique.

Dans ce moment, Volodia entra dans la chambre.

— Eh bien, allons-nous ?

— Non.

— Comme tu es drôle, — dit Nekhludov. Pourquoi ne pas dire que tu n’as pas d’argent. Prends mon billet si tu veux.

— Et toi ?

— Il ira dans la loge de ses cousines, — dit Doubkov.

— Non, je n’irai pas du tout.

— Pourquoi ?

— Parce que tu sais que je n’aime pas être dans la loge.

— Pourquoi ?

— Je n’aime pas, cela me gêne.

— Vieille chanson, je ne comprends pas pourquoi tu peux être gêné où tous sont heureux de te voir ; c’est ridicule, mon cher.

— que faire si je suis timide ? Je suis sûr que tu n’as jamais rougi de ta vie, et moi je rougis à chaque instant, pour la moindre bagatelle — et en disant cela il rougit aussi.

— savez-vous d’ou vient votre timidité ?... d’un excès d’amour-propre, mon cher, — dit Doubkov d’un ton protecteur.

— Quel excès d’amour-propre ? — répondit Nekhludov frappé au vif. — Au contraire, je suis timide parce que j’ai trop peu d’amour-propre et que je pense toujours que je suis désagréable, ennuyeux ; c’est pourquoi...

— Habille-toi donc, Volodia, — dit Doubkov en l’attrapant par les épaules et en lui enlevant son veston. — Ignace, habille ton maître.

— Cela m’arrive souvent... — continuait Nekhludov.

Mais Doubkov ne l’écoutait déjà plus. Il chantait : « Tra la la la la la... » sur un air quelconque.

— Tu n’es pas débarrassé, — dit Nekhludov. — Je te prouverai que ma timidité ne vient pas du tout de l’amour-propre.

— Tu le prouveras en venant avec nous.

— Je te dis que je n’irai pas.

— Eh bien, reste ici et prouve-le au diplomate, et quand nous reviendrons il nous le racontera.

— Je le prouverai, — répondit Nekhludov avec un entêtement enfantin. Seulement, revenez au plus vite.

— Que pensez-vous : ai-je de l’amour propre ? — dit-il en s’asseyant près de moi.

Bien que mon opinion sur ce point fût déjà faite, je me sentis tellement embarrassé à cette question inattendue que je ne répondis pas tout de suite.

— Je crois que oui — dis-je en sentant ma voix trembler, et la rougeur couvrir mon visage à la pensée qu’il était temps de leur prouver que j’étais intelligent. — Je pense que chaque homme a de l’amour-propre, et que tout ce que fait l’homme, il le fait par amour propre.

— Alors, selon vous, qu’est-ce que l’amour-propre ? — dit Nekhludov avec un sourire qui me sembla légèrement méprisant.

— L’amour-propre, c’est la conviction que je suis meilleur et plus intelligent que tous les autres.

— Mais comment tous peuvent-ils être convaincus de cela ?

— Je ne sais pas si c’est juste ou non, mais seulement personne, excepté moi, ne l’avoue. Moi je suis convaincu que je suis le plus intelligent de tous au monde, et je suis convaincu que vous pensez la même chose de vous.

— Non, je dirai moi-même que j’ai rencontré des hommes que je reconnais pour plus intelligents que moi — dit Nekhludov.

— C’est impossible — fis-je avec conviction.

— Est-ce que vous le pensez réellement ? — demanda Nekhludov en me regardant fixement.

— Sérieusement — répondis-je.

Et ici, spontanément, il me vint une idée que j’exposai aussitôt :

— Je vous le prouverai. Pourquoi nous aimons-nous plus que les autres ? Parce que nous nous croyons meilleurs que les autres, plus dignes d’amour ; si nous trouvions les autres meilleurs que nous, nous les aimerions plus que nous, et cela n’arrive jamais. Et si même cela arrive, j’ai encore raison — ajoutai-je avec un sourire involontaire de contentement de moi-même.

Nekhludov se tut un moment.

— Voilà, je ne vous croyais pas si intelligent — dit-il avec un sourire charmant et jovial. Et tout à coup je me sentis extrêmement heureux.

La louange agit si fortement, non-seulement sur les sentiments mais aussi sur l’intelligence de l’homme, que, sous son influence agréable, il me sembla que j’étais devenu beaucoup plus intelligent, et les idées, l’une après l’autre, avec une rapidité extraordinaire, me venaient en tête. Après l’amour-propre, nous passâmes sans le remarquer à l’amour, et, sur ce sujet, la conversation semblait inépuisable. Bien que nos raisonnements eussent pu sembler, à un auditeur étranger, un galimatias absurde — tant ils étaient peu clairs et limités — ils avaient pour nous une grande importance. Nos âmes étaient si bien d’accord que le moindre contact à une fibre quelconque de l’une, trouvait son écho dans l’autre. Nous trouvions du plaisir précisément dans cette harmonie constante des diverses cordes que nous touchions au cours de cette conversation. Il nous semblait n’avoir pas assez de paroles et de temps pour exprimer l’un à l’autre toutes les idées qui demandaient à s’épancher.

 

XXVII. — LE COMMENCEMENT DE L’AMITIÉ

Depuis ce jour, entre moi et Dmitri Nekhludov s’établirent des relations assez bizarres mais extrêmement agréables. Devant les étrangers il fait à peine attention à moi ; dès qu’il nous arrive d’être seuls, nous nous installons dans un petit coin et nous nous mettons à raisonner en oubliant tout, même la fuite du temps.

Nous nous entretenons tantôt de la vie future, des arts, du service, du mariage, de l’éducation des enfants, et jamais il ne nous vient en tête que tout ce que nous disons est terriblement absurde. Cela ne nous venait pas en tête parce que l’absurde que nous disions était un absurde intelligent et agréable, et que pendant la jeunesse on apprécie encore l’esprit, on croit en lui. Pendant la jeunesse, toutes les forces de l’âme sont dirigées vers l’avenir, et cet avenir prend des formes variées, vivantes et séduisantes, sous l’influence d’un espoir basé, non sur l’expérience du passé, mais sur la possibilité imaginaire d’un bonheur ; et les seuls rêves, compris et partagés, sur le bonheur futur font déjà le vrai bonheur de cet âge. Dans les raisonnements métaphysiques, l’un de nos principaux sujets de conversation, j’aimais le moment où les pensées se suivent de plus en plus rapides, deviennent de plus en plus abstraites, et arrivent enfin à un tel degré d’obscurité qu’on ne voit plus la possibilité de les exprimer, et que, croyant dire ce que l’on pense, on dit tout à fait autre chose. J’aimais ce moment où, s’élevant de plus en plus haut dans le domaine de la pensée, on en comprend tout à coup l’infini, et l’on reconnaît l’impossibilité d’aller plus loin.

Une fois, pendant le carnaval, Nekhludov était si occupé par diverses distractions que, tout en venant à la maison plusieurs fois par jour, il ne me causa pas une seule fois. Cela me blessa tellement que de nouveau je le jugeai fier et désagréable. J’attendais seulement une occasion pour lui montrer que je ne tenais pas à sa société, et que je n’avais pour lui aucune affection particulière.

La première fois, après le carnaval, qu’il voulut de nouveau me causer, je lui dis que j’avais à préparer des leçons et j’allai en haut ; mais un quart d’heure plus tard quelqu’un ouvrit la porte de la classe, et Nekhludov s’approcha de moi :

— Je vous dérange ? — dit-il.

— Non — répondis-je, malgré mon intention de prétexter un travail quelconque.

— Alors, pourquoi êtes-vous parti de chez Volodia ? il y a longtemps que nous n’avons discuté ensemble, et j’y suis si habitué qu’il me manque quelque chose.

Mon dépit passa en ce moment, et Dmitri redevint à mes yeux le même homme bon et charmant.

— Vous savez sans doute pourquoi je m’en suis allé ? — dis-je.

— Peut-être — répondit-il en s’asseyant près de moi — mais si même je devine, je ne peux pas dire pourquoi ; mais vous, vous le pouvez.

— Et je vous le dirai : je suis parti parce que j’étais fâché contre vous... pas fâché, mais j’avais du dépit ; voilà, j’ai toujours peur que vous me méprisiez parce que je suis trop jeune.

— Savez-vous pourquoi nous sommes si bien ensemble ? — dit-il en répondant à mon aveu avec un regard bon et intelligent — pourquoi je vous aime plus que des personnes que je connais davantage et avec lesquelles j’ai plus de rapports ? Je viens de le comprendre à l’instant ; vous avez une qualité étonnante et rare : la franchise.

— Oui, je dis toujours les choses que j’ai même honte à m’avouer — affirmai-je — mais je ne les dis qu’à ceux dont je suis sûr.

— Oui, mais pour être sûr d’un homme, il faut être tout à fait son ami, et nous ne sommes pas encore des amis, Nicolas ; souvenez-vous de ce que nous avons dit en parlant de l’amitié : pour être de vrais amis, il faut être sûrs l’un de l’autre.

— Être sûr que vous ne répéterez à personne la chose que je vous dirai : et les idées les plus importantes et les plus intéressantes sont précisément celles que pour rien nous ne disons pas, et les pensées mauvaises, si mauvaises, que si nous savions devoir les avouer, elles ne nous viendraient jamais en tête.

— Savez-vous quelle idée m’est venue, nicolas ? — ajouta-t-il en se levant de sa chaise et en se frottant les mains en souriant : Faisons cela, et vous verrez que ce sera utile pour nous deux : promettons-nous de nous avouer tout, l’un l’autre. Nous nous connaîtrons réciproquement, et n’aurons pas honte ; et, pour ne pas avoir peur des étrangers, donnons-nous la parole de ne jamais parler de nous à personne. Faisons cela ?

— Bon, faisons-le, — dis-je.

En effet, nous avons fait cela. Qu’en advint-il, je le raconterai plus loin.

Karr a dit que dans tout attachement il y a deux côtés à envisager : l’un aime, l’autre se laisse aimer ; l’un embrasse, l’autre tend la joue. C’est tout à fait juste, et, dans notre amitié, moi j’embrassais et Dmitri tendait la joue, mais lui aussi était près de m’embrasser. Nous nous aimions également parce que nous savions nous apprécier réciproquement, mais cela ne l’empêchait pas d’avoir de l’influence sur moi, et moi de me soumettre à lui.

Il va sans dire que sous l’influence de Nekhludov, j’adoptai involontairement sa direction, dont l’essence était l’adoration enthousiaste d’un idéal de vertu, et la conviction que la destinée de l’homme est dans son perfectionnement incessant.

À cette époque, corriger toute l’humanité, détruire tous ses vices et ses maux me semblait chose très facile à exécuter, aussi facile et aussi simple que de se corriger soi-même, de s’adapter toutes les vertus, d’être heureux...

Et pourtant Dieu seul sait, si ces rêves de la jeunesse étaient ridicules, et qui est coupable de leur non réalisation !

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 8 octobre 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Chaussures en bois tressé que portent les paysans russes.

[2] Mais le Français jeta son fusil et demanda grâce.

[3] Sur l’épaule.

[4] Dit-elle une fois.

[5] Dit-elle une seconde fois.

[6] Dit-elle une troisième fois.

[7] Dit une fois mon père.

[8] Ueberrock : paletot.